Réflexion

PROCHES ENDEUILLÉS
L’angle mort du suicide

Chaque jour, au Québec, trois personnes se donnent la mort. Et donc chaque jour, au Québec, des familles, des proches et des amis sont ainsi terrassés, et ce, pour le restant de leur vie : les endeuillés par suicide.

Lorsqu’un désastre naturel frappe une région, on décrète habituellement l’état d’urgence. En constatant les dégâts et les dommages sur le terrain, on reconnaît sur-le-champ que la situation est grave, que les gens auront besoin d’aide pour se remettre sur pied. Des services sont alors déployés, des secours dépêchés, des ressources mises à leur disposition afin de favoriser leur reconstruction.

Mais si un drame comme le suicide d’un proche frappe votre famille, il ne se passera rien de tout ça. Il n’y aura ni décret, ni état d’urgence, ni aucune aide, d’ailleurs. Votre histoire ne fera pas la manchette, n’étant pas une nouvelle d’intérêt public même si votre vie, elle, vient clairement d’être saccagée, détruite à jamais.

Personne ne viendra à votre secours, aucune bouée ne sera lancée dans votre direction, même si, au fond de vous-même, vous avez le sentiment de vous noyer de l’intérieur.

Laissé à vous-même, vous devrez ensuite vous débrouiller, vous relever, vous reconstruire, vous remettre seul sur pied. Mais ça, personne ne vous le dira.

« Demandez de l’aide », nous répète-t-on sans cesse. Certainement, mais où ça ?

L’attente pour des services d’accompagnement psychologique à Montréal – et c’est sans doute semblable en région – est d’environ six mois. Et si vous n’avez pas les ressources financières pour consulter de vrais professionnels de la santé mentale dans le secteur privé, eh bien, bonne chance…

Chez nous seulement, deux suicides ont miné ma famille. Chaque fois, ce fut la dévastation la plus complète, telle une déflagration. La nouvelle du suicide d’un proche tombe toujours comme une bombe. Et vous savez dès lors que plus rien ne sera jamais pareil, en plus d’être en miettes.

Si les blessures internes des endeuillés par suicide étaient pour le moins visibles, sans doute accourrait-on pour leur venir en aide, leur prêter assistance. Mais ces douleurs, ces fractures intérieures n’apparaîtront jamais sur les radiographies ou les images d’un scanner. Invisibles à l’œil nu, inquantifiables, elles n’en demeurent pas moins bel et bien réelles.

Brisé, affligé, peut-être même en mille morceaux, ou tout simplement K.-O., vous tenterez ensuite de « fonctionner », puisque c’est ce qu’on attend de vous dans notre société, que vous soyez « fonctionnel »… Or, combien de gens parviennent à « fonctionner » en société tout en étant morts en dedans ?

Pendant une période qui semble interminable, vous n’êtes en fait que l’ombre de vous-même, un zombie, un mort-vivant ambulant parmi les vivants.

Et l’on vous répétera la même chanson creuse chaque année, habituellement en février : « Parlez-en. Demandez de l’aide »…

Chaque année, ce sont de 1000 à 1100 Québécois qui se donnent la mort. Et chaque année, donc, ce sont des milliers, voire des dizaines de milliers d’endeuillés par suicide qui, ravagés intérieurement, sont laissés à eux-mêmes, avec la mort qui plane dans leur angle mort.

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