Élections fédérales 2019

« Oui, c’est raciste »

Justin Trudeau s’excuse pour avoir posé avec un brownface en 2001

Ottawa — Coup de théâtre dans la campagne : Justin Trudeau a fait acte de contrition après qu’une photo le montrant le visage maquillé en brun (brownface) durant une soirée à l’école de Colombie-Britannique où il enseignait en 2001 a refait surface.

« Je n’aurais pas dû faire cela. J’aurais dû savoir que je n’aurais pas dû le faire, et je le regrette profondément », a-t-il laissé tomber à bord de son avion, qui s’apprêtait à partir d’Halifax, en Nouvelle-Écosse.

« C’était une erreur. Je me suis déçu moi-même […]. Je ne pensais pas que c’était raciste à l’époque, mais maintenant, nous avons évolué (we know better), […] et oui, c’est raciste », a-t-il poursuivi au cours de ce point de presse qui a duré environ 15 minutes.

Une photo publiée dans le magazine américain Time montre un Justin Trudeau âgé de 29 ans, le visage, le cou et les mains peints en brun, coiffé d’un turban. Elle apparaissait dans l’album 2000-2001 de la West Point Grey Academy, où le chef libéral a enseigné.

Le cliché a été pris alors que Justin Trudeau participait à un souper costumé de l’école, qui se déroulait sous le thème « Nuits d’Arabie », où il s’est présenté déguisé « comme un personnage d’Aladdin », selon la version qu’a livrée le principal intéressé.

Scheer à l’attaque

Cette photo datant d’environ 18 ans refait surface alors que, dans les premiers jours de la campagne électorale fédérale, des candidats du Parti conservateur se sont retrouvés sur la sellette en raison de propos racistes ou xénophobes formulés dans le passé.

Le chef conservateur, Andrew Scheer, avait ressenti le besoin de faire le point à l’arrière de son avion de campagne sur cette question, dimanche dernier. Cette fois, il a pu passer à l’offensive en débarquant sur le tarmac, à Sherbrooke.

« Comme tous les Canadiens, j’ai été choqué et déçu quand j’ai appris les actions de Justin Trudeau. Maquiller son visage en brun, c’était un acte raciste pur et simple. C’était raciste en 2001, c’est raciste en 2019. »

— Andrew Scheer, chef du Parti conservateur

« Les Canadiens ont vu quelqu’un avec un manque complet de jugement et d’intégrité, et quelqu’un qui n’est pas digne de gouverner ce grand pays », a enchaîné M. Scheer.

À Toronto, où il faisait campagne, le leader du Nouveau Parti démocratique, Jagmeet Singh, a exprimé sa déception. « Qu’est-ce que ça dit de ce qu’il pense des gens qui font face à des barrières en raison de qui ils sont, de la couleur de leur peau ? », a-t-il lancé.

« Qui est le vrai M. Trudeau ? En public, il semble quelqu’un de sympa, mais derrière les portes fermées, il y a un autre M. Trudeau », a poursuivi M. Singh, qualifiant de « pas du tout acceptable » ce déguisement.

La dirigeante du Parti vert, Elizabeth May, a quant à elle réagi sur Twitter, se disant « profondément choquée par le racisme qu’on voit sur la photo de Justin Trudeau ».

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a fait la part des choses. En point de presse, il a affirmé : « Justin Trudeau a tous les défauts du monde, ce n’est certainement pas un bon premier ministre, il ne se qualifie peut-être même pas pour le terme “compétent”, mais Justin Trudeau n’est pas un raciste. »

L’affaire du brownface de Justin Trudeau a été relayée dans de nombreux médias à l’international, dont le New York Times, aux États-Unis, et la BBC, en Grande-Bretagne.

Répercussions du brownface

Le chef libéral a aussi reconnu hier soir qu’il s’était maquillé et avait interprété Day O, de Harry Belafonte, alors qu’il était à l’école secondaire.

Ces histoires pourraient potentiellement nuire aux libéraux dans des circonscriptions multiethniques, notamment dans la banlieue de Toronto, riche en sièges électoraux.

Au Québec, elles s’ajoutent à la bourde de la chanson thème de la campagne Une main haute, du groupe torontois The Strumbellas, en version française inintelligible. C’était il y a quelques jours seulement. Il reste plus d’un mois avant le scrutin. 

Des controverses récentes au Québec

Au Québec, le spectacle de fin d’année 2014 revue et corrigée, au Théâtre du Rideau Vert, a créé la controverse lorsqu’un comédien blanc avait incarné le joueur de hockey P.K. Subban en se maquillant le visage en noir. L’année précédente, c’est l’humoriste Mario Jean qui avait voulu imiter Boucar Diouf au Gala Les Olivier en se noircissant le visage. Le Bye bye 2013 avait aussi fait réagir, Joël Legendre y personnifiant Gregory Charles.

D’autres cas cette année aux États-Unis

Cette année, d’autres politiciens ont dû répondre d’un scandale de blackface au sud de la frontière. En février, le gouverneur de la Virginie, Ralph Northam, a dû s’excuser lorsqu’une photo de son album de fin d’année scolaire 1984 a refait surface. On y voit un homme avec un blackface au côté d’un autre déguisé en membre du Ku Klux Klan. Le politicien démocrate a admis être l’homme au visage maquillé avant de le nier, avouant toutefois avoir porté le blackface la même année. Le procureur général de la Virginie, Mark R. Herring, a admis en février avoir maquillé son visage en noir pour se déguiser en rappeur durant ses études. Il avait 19 ans. M. Herring, qui envisageait de se lancer dans la course pour devenir gouverneur en 2021, avait demandé la démission de Ralph Northam un peu plus tôt lorsque l’histoire de son blackface avait été médiatisée. La gouverneure de l’Alabama, Kay Ivey, s’est excusée pour avoir porté le blackface durant un sketch lors d’un party étudiant en 1967. La politicienne républicaine s’est excusée en août dernier, lorsqu’un enregistrement a refait surface. Elle a dit ne pas se souvenir du sketch en question.

— Janie Gosselin, La Presse, avec NPR et Associated Press

Le blackface en trois questions

Pourquoi le blackface fait-il réagir ?

« Il y a une longue histoire du blackface non seulement aux États-Unis, mais aussi au Canada et au Québec, utilisé pour ridiculiser les personnes noires. Je défends aussi le point de vue, dans mes travaux, qu’il y a cette association profondément intégrée des Noirs et de leurs corps pour le plaisir des Blancs », a expliqué à La Presse Philip S. S. Howard, de l’Université McGill, notamment chercheur principal dans une étude sur l’utilisation du blackface au Canada. Plus qu’un simple maquillage, le blackface a été utilisé par les Blancs pour caricaturer et ridiculiser les Noirs dans différents contextes de scène jusque dans les années 60. M. Howard note qu’il est souvent utilisé de nos jours sur des campus ou par des étudiants adultes. « Qu’est-ce que ça signifie sur le genre d’établissements où nous envoyons nos jeunes ? », demande-t-il.

Que retenir de la controverse ?

« Pourquoi est-ce considéré comme si drôle ? Pourquoi ça continue d’arriver même si les communautés noires martèlent que c’est un problème et que ce n’est pas correct ? », demande M. Howard. Il n’est pas surpris de voir une image de blackface ressurgir et estime que la société devrait se questionner. « Notre attention devrait aller à : qu’est-ce qu’on peut faire pour traiter le problème », dit-il. Les excuses de Justin Trudeau étaient la bonne chose à faire, selon lui. « Mais ce que j’aimerais mieux voir – de quiconque, mais aussi de toute personne qui veut être premier ministre du Canada, que ce soit M. Trudeau ou d’autres –, c’est ce que les gens entendent faire, concrètement, pour s’opposer au racisme qui existe dans notre société. »

Est-ce que Justin Trudeau devrait se retirer de la course ?

« Il a été pris là-dedans, on peut voir ça comme une erreur personnelle, mais je vois plutôt ça comme une preuve que le racisme est devenu normalisé dans notre société, note Philip S. S. Howard. Plusieurs personnes auraient pu être impliquées, mais dans ce cas, c’est lui qui l’a été. Plus important que de se retirer, je préférerais voir des politiques plus fortes contre le racisme et le courant anti-Noirs dans notre société. »

— Janie Gosselin, La Presse

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