Politique

La Cour d’appel fédérale a annulé hier le décret autorisant l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain, appelant Ottawa à refaire ses devoirs. L’embarras est immense pour le gouvernement Trudeau, écrit notre chroniqueur.

Chronique

Les malheurs de Justin Trudeau

L’ironie est sublime. Le gouvernement « vert » de Justin Trudeau se fait interdire un projet de pipeline par la Cour pour avoir méprisé l’écologie et les droits des autochtones.

Eh oui, hier matin, le gouvernement libéral avait l’air d’avoir mis les habits de celui de Stephen Harper.

On sait combien les conservateurs ont pu rager contre les juges « activistes » et « libéraux » qui ont invalidé certaines de leurs initiatives et de leurs lois.

Mais voilà qu’un projet majeur du gouvernement libéral subit le même sort. Un projet de transport du pétrole albertain, en plus… Et pour ces motifs-là !

Hier, la Cour d’appel fédérale – un étage judiciaire sous la Cour suprême – a carrément annulé le décret de construction du pipeline Trans Mountain, destiné à tripler la capacité de transport du pétrole des sables bitumineux au port du nord de Vancouver. Un pipeline qu’Ottawa a décidé de nationaliser à 4,5 milliards (une transaction officialisée hier par hasard).

L’embarras est immense pour ce gouvernement qui a mis au centre de son action – ou de ses discours – l’environnement et la réconciliation avec les Premières Nations.

La surprise l’est tout autant, vu que le décret autorisant ce pipeline est une décision discrétionnaire du gouvernement.

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Les opposants au projet de pipeline sont nombreux en Colombie-Britannique – même si l’opinion publique y est plutôt favorable. Des nations autochtones, des groupes environnementaux, les villes de Vancouver et de Burnaby avaient entrepris de contester devant la Cour la validité du décret.

C’était loin d’être gagné d’avance. En apparence, toutes les règles avaient été respectées. L’Office national de l’énergie (ONE) avait tenu des consultations exhaustives, permettant à chaque groupe de s’exprimer. Les représentants autochtones ont reçu du financement pour se déplacer aux audiences. Et à la fin, en 2016, l’ONE a « recommandé » que le projet aille de l’avant.

Car l’Office n’est pas un tribunal. Il ne peut que faire des recommandations. Par la suite, le gouvernement est libre de suivre ces recommandations ou pas, ou de refaire tout l’exercice. C’est, à la fin, à la discrétion du gouvernement.

On devine donc que dans ce cadre juridique assez large, venir faire annuler une décision politique n’est pas de tout repos. Les tribunaux en principe ne s’aventurent pas sur le terrain de l’opportunité politique. Les juges n’ont pas à être « pour » ou « contre » la valeur d’un projet.

Sauf que « discrétionnaire » ne veut pas dire « arbitraire ».

Si les règles du jeu ne sont pas respectées, la décision peut être annulée par un juge. Et ici, pour une très rare fois, la Cour fédérale a conclu à deux manquements fatals.

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Premier accroc, dit la Cour fédérale : l’Office national de l’énergie a estimé qu’il n’avait pas à faire des recommandations en matière de transport maritime. Après tout, c’est un projet terrestre. L’ONE s’est pourtant penché longuement sur les conséquences pour les épaulards de l’augmentation du nombre de pétroliers (de 5 à 34 par mois). Le bruit et les risques de déversement accrus pour cette population de mammifères en voie d’extinction sont notés. Mais l’ONE jugeait l’aspect maritime secondaire et n’a pas fait de recommandations là-dessus au gouvernement, sinon d’informer les ministères concernés.

Pour la Cour d’appel fédérale, c’est une lacune « inacceptable » qui empêchait le gouvernement de prendre une décision valable. Le gouvernement est tenu d’étudier l’impact, même indirect, de sa décision sur une espèce officiellement classée à risque d’extinction.

Deuxième problème : la consultation des groupes autochtones. Certes, ils ont été écoutés respectueusement, les ministres ont été disponibles, tout s’est bien passé… Mais ce n’est pas assez. Une consultation n’est pas un droit de veto. Mais ce doit être plus qu’une occasion de « se défouler », dit la Cour. Le gouvernement a une obligation de dialogue, il doit prendre en compte « sérieusement » les possibles accommodements pour améliorer le projet.

Or, le comité responsable de la consultation a simplement transmis son rapport au gouvernement sans qu’on puisse voir la trace d’une tentative de compromis.

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Le jugement est donc franchement sévère et met la barre haut pour tous les gouvernements.

On est tout de même devant un processus qui a été passablement rigoureux, long et détaillé – quoi qu’on pense de la décision finale. Pour la Cour, ça ne suffit pas.

Quand la loi prévoit une obligation de consultation, le processus doit être empreint de volonté de dialogue. Même quand l’organisme n’a qu’un pouvoir de « recommandation ». Même quand le gouvernement peut écarter la recommandation. Une exigence aussi élevée risque d’avoir des conséquences dans bien des dossiers à venir. Il y a une part de subjectivité quand vient le temps de décider si on a suffisamment bien dialogué…

L’autre message de la Cour, c’est que les lois de protection de l’environnement et des espèces menacées doivent avoir un effet véritable, ce qui est difficilement contestable…

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Ce n’est pas pour autant la fin du projet. Une reprise des consultations, des négociations et un autre décret sont possibles – sans parler d’un appel. On voit mal en fait comment le gouvernement abandonnerait le jour où il vient d’acheter le projet au prix fort.

N’empêche, politiquement, tout ça ajoute aux malheurs de Justin Trudeau. Le voici attaqué dans deux domaines où il se voulait moralement supérieur. Le voici surtout devant ses propres contradictions.

À l’endroit où les bons sentiments entrent en collision frontale avec les choix politiques. À l’endroit où ça fait mal…

Oléoduc Trans Mountain

Deux revers coup sur coup pour Ottawa

Ottawa — Le gouvernement Trudeau a encaissé deux cuisants revers en l’espace de quelques heures, hier, dans sa stratégie visant à soutenir la croissance de l’économie canadienne tout en protégeant l’environnement.

D’abord, la Cour d’appel fédérale a annulé le feu vert qu’Ottawa avait donné en novembre 2016 au projet d’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain au motif que le gouvernement Trudeau avait manqué à ses obligations de consulter adéquatement les communautés autochtones, plongeant ce projet controversé dans l’incertitude.

Conséquence directe de cette décision du tribunal, le gouvernement néo-démocrate de Rachel Notley, en Alberta, a annoncé en soirée son retrait du plan fédéral de lutte contre les changements climatiques tant et aussi longtemps que le projet d’agrandissement de Trans Mountain, qui permettrait d’en tripler la capacité, ne serait pas remis sur les rails.

Coup fatal ?

Le retrait de l’Alberta pourrait porter un coup fatal au plan fédéral, déjà contesté par la Saskatchewan et, depuis juin, l’Ontario, dans la foulée de l’arrivée au pouvoir des conservateurs de Doug Ford, alors que le gouvernement Trudeau prévoit imposer un prix sur le carbone dans les provinces qui n’en ont pas à compter du 1er janvier.

Mme Notley était considérée comme l’une des alliées les plus importantes du gouvernement Trudeau pour mener à bien son plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre, concocté après la signature du Canada de l’accord de Paris en décembre 2015. Mais elle faisait de la construction de nouveaux pipelines une condition sine qua non pour appuyer Ottawa.

« Les Albertains sont en colère. Je suis en colère. L’Alberta a bien fait ses devoirs et on nous a laissés tomber. »

— Rachel Notley, première ministre de l'Alberta, dans une allocution aux Albertains diffusée à la télévision

Décret annulé

Plus tôt en journée, la Cour d’appel fédérale avait jeté un immense doute sur l’avenir du projet d’agrandissement de Trans Mountain au moment même où les actionnaires de Kinder Morgan approuvaient dans une proportion de 99 % la vente de cet oléoduc au gouvernement fédéral pour la somme de 4,5 milliards.

Dans un jugement unanime qui a eu l’effet d’un coup de semonce de la part du tribunal, la Cour d’appel fédérale a en effet annulé le décret autorisant le projet d’agrandissement et a ordonné à Ottawa de refaire ses devoirs afin de s’acquitter de ses obligations constitutionnelles envers les Premières Nations.

« À la lumière de la totalité de la preuve, je conclus que le Canada […] n’a pas engagé de véritable dialogue et ne s’est pas penché sur les préoccupations qui avaient été exprimées de bonne foi par les demandeurs autochtones de manière à ce que soient envisagées des mesures d’accommodement possibles », écrit la juge Eleanor R. Dawson dans un volumineux jugement appuyé par deux autres juges.

« Comme nous le mentionnons, les préoccupations des demandeurs autochtones communiquées au Canada sont précises et circonscrites, et le dialogue auquel le Canada est tenu peut être à l’avenant. Ainsi, il est possible de se pourvoir d’un processus de consultation corrigé bref et efficace, mais véritable », soutiennent les magistrats.

« Si le résultat final est susceptible de se faire attendre un peu, le processus de consultation corrigé, grâce aux mesures d’accommodement possibles, pourrait favoriser la réconciliation avec les peuples autochtones. »

— Les juges de la Cour d'appel fédérale

La cause qui a été entendue par le tribunal regroupait une vingtaine de poursuites qui visaient à infirmer l’évaluation du projet de pipeline menée par l’Office national de l’énergie (ONE). Des Premières Nations, notamment les Tsleil-Waututh et les Squamish de Colombie-Britannique, ont soutenu que le gouvernement fédéral avait omis de les consulter convenablement avant l’évaluation de l’ONE et avant que le cabinet du premier ministre n’approuve le projet en novembre 2016.

Dans son jugement, le tribunal a d’ailleurs fait quelques remontrances à l’ONE, estimant que l’organisme avait erré en omettant d’évaluer les conséquences négatives potentielles sur l’environnement local découlant d’une hausse du trafic des navires pétroliers.

Au printemps, le gouvernement Trudeau a annoncé son intention d’acheter l’oléoduc Trans Mountain de la société américaine Kinder Morgan après que cette dernière eut brandi la menace d’abandonner le projet d’agrandissement du pipeline en raison des démarches entreprises devant les tribunaux par le gouvernement néo-démocrate de la Colombie-Britannique. Cette province demeure vivement opposée au projet d’élargissement de Trans Mountain, dont les coûts évalués aujourd’hui à quelque 9,3 milliards seront financés par les contribuables.

En confirmant la décision du gouvernement fédéral d’acheter le pipeline, au printemps, le ministre des Finances Bill Morneau a affirmé que ce projet était dans l’intérêt national et que les travaux d’agrandissement iraient de l’avant coûte que coûte, faisant notamment valoir que la réputation du Canada auprès des investisseurs étrangers était mise à mal par les batailles menées devant les tribunaux canadiens.

Nouveau plaidoyer en faveur du projet

Hier, le ministre Morneau a réagi au jugement en faisant de nouveau un plaidoyer en faveur du projet. « Ce projet est dans l’intérêt national. C’est un projet qui va créer des milliers de bons emplois bien payés pour les gens de la classe moyenne et qui va nous permettre d’obtenir un juste prix pour nos ressources », a dit le grand argentier du pays à Toronto. 

« Au moment où 99 % des exportations canadiennes de pétrole sont destinées aux États-Unis, il est dans l’ordre des choses de chercher d’autres clients pour nos ressources. »

— Bill Morneau, ministre des Finances du Canada

M. Morneau a indiqué que son ministère allait étudier en détail la décision de la Cour d’appel fédérale afin de s’assurer qu’Ottawa respecte les normes environnementales les plus élevées et s’acquitte de ses obligations de consulter les peuples autochtones. Au passage, il a reproché à l’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper d’avoir maintenu un régime d’évaluation lacunaire.

Décision saluée

La décision de la Cour d’appel fédérale a été saluée par les communautés autochtones, les groupes environnementaux et le Nouveau Parti démocratique. « Ce projet destructeur pour l’environnement n’aurait jamais dû être approuvé et le gouvernement Trudeau doit mettre fin à sa construction immédiatement », a affirmé le Grand Chef Stewart Phillip, président de l’Union des chefs autochtones de la Colombie-Britannique.

« C’est une victoire majeure pour les peuples autochtones, les groupes environnementaux et pour tous les Canadiens. La Cour a rejeté unanimement un processus qui était déficient depuis le départ. Il est temps que le premier ministre Trudeau se rende à l’évidence et prenne les milliards de dollars publics prévus pour ce projet et les investisse pour accélérer la transition vers une économie basée sur les énergies renouvelables », a soutenu pour sa part Patrick Bonin, responsable de la campagne Climat-Énergie chez Greenpeace Canada.

« Scandale », dit Scheer

Pour sa part, le chef du Parti conservateur, Andrew Scheer, a fustigé le gouvernement Trudeau, l’accusant d’avoir cafouillé dans ce dossier qu’il juge crucial pour la santé de l’économie canadienne. « Justin Trudeau a dépensé 4,5 milliards de dollars de l’argent des contribuables pour acheter un pipeline qu’il ne peut même pas construire. Cette situation est en train de rapidement devenir le scandale le plus coûteux de l’histoire politique canadienne. Il s’agit de l’échec personnel de Justin Trudeau », a-t-il affirmé.

« Les consultations avec les Premières Nations sont un élément qui évolue mais essentiel à la réalisation de projets majeurs au Canada. En dépit de sa rhétorique, Justin Trudeau n’a pas su s’adapter correctement à l’évolution du paysage juridique. Ce faisant, les libéraux de Trudeau ont laissé tomber les travailleurs canadiens et les Premières Nations qui voyaient des opportunités dans l’expansion du pipeline Trans Mountain », a-t-il ajouté.

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