Portfolio  PME Innovations

Markantoine, innovateur débridé

Les designers de mode confectionnent aussi leur PME. Mais comment peut-on faire sa place et innover dans un univers de création ?

Markantoine est créateur. Et accessoirement entrepreneur.

Sur la table de coupe encombrée de son petit atelier, une pièce de taffetas noir est déposée au-dessus d’un tulle imprimé – ce sont les éléments d’un futur ensemble deux pièces destiné au Musée des beaux-arts de Montréal. « C’est une jupe avec un haut en denim noir », décrit le designer.

Mais le haut en denim recyclé n’existe pas encore.

« Je ne sais pas encore ce que je vais faire. »

La Fondation du Musée a demandé à huit designers de créer un vêtement pour son bal annuel. Il doit le livrer deux jours plus tard, pour une séance de photographie.

« Je suis toujours à la dernière minute », reconnaît le designer.

Il aura 29 ans trois jours plus tard.

En trois ans et demi à peine, il a réussi à buriner son nom sur la scène de la mode québécoise avec des créations débridées qu’ont portées fièrement ses frondeuses égéries : Pénélope McQuade, Catherine Brunet ou Mariepier Morin, pour n’en nommer que quelques-unes.

Les présentations de ses collections sont vite devenues des événements courus et éclatés, à la frontière du théâtre.

Le fil de sa vie

Markantoine Lynch-Boisvert a grandi dans la région de Shawinigan, où son père est directeur général d’une concession automobile.

Il s’était entiché de théâtre à l’école secondaire et s’était inscrit à l’option théâtre au cégep. Il s’en est vite lassé.

« Je dessinais tout le temps des robes, à l’époque. Sur un coup de tête, j’ai déménagé à Montréal et je me suis lancé là-dedans. »

Il s’est d’abord inscrit en design de mode au Collège LaSalle.

« Je ne savais même pas que j’allais coudre, que j’allais faire des patrons, raconte-t-il. Dans ma tête, je m’en venais juste dessiner. »

Il assimile ces indispensables rudiments, puis poursuit avec un bac en design et gestion de mode à l’UQAM.

À peine diplômé, il lance une première collection.

Son atelier est situé dans un ancien commerce calé au rez-de-chaussée d’un morne petit immeuble, rue Amherst, à Montréal. La fabrication de ses vêtements est faite localement, assure Markantoine. Dans son local et par lui-même, plus exactement. On ne fait pas plus local.

Il n’a encore ni employé ni sous-traitant, mais une équipe informelle l’entoure – directeur de défilé, maquilleuse, stagiaires occasionnelles… « Il y a Alex, qui est là depuis les débuts. Il s’occupe de tout le visuel, photographie, vidéo. »

Assis tout à côté, Alex – Alexandre James – consulte son ordi portable, tout en demeurant attentif à l’entretien.

— Vous êtes partenaires dans l’entreprise ?

— Partenaires d’entreprise et de vie, précise Alex.

Innover dans un milieu de création

Comment la PME Markantoine peut-elle faire sa place et innover dans un univers qui se définit justement par la créativité ?

« Il faut être au courant de ce qui se passe, soit au niveau des nouvelles technologies ou des matières. Il faut être au courant de ce qui se passe au niveau environnemental. Il faut savoir d’où nos tissus viennent, en quoi ils sont faits, pourquoi ils sont faits de cette façon-là. »

— Markantoine Lynch-Boisvert

Il crée ses collections autour d’une trame narrative, qu’il tisse souvent autour de ses souvenirs d’enfance.

« À partir de cette histoire-là me viennent des personnages, des moments, un visuel ou des couleurs. C’est là que tout commence. »

Il combine formes, textures, matières, puis trace une simple esquisse qu’il développe en patrons.

Sa première collection, intitulée Moon Riders, était inspirée d’une histoire de voyage sur la Lune qu’il avait écrite. La deuxième mêlait Halloween et beach party. Celle du printemps-été 2017 avait puisé dans le riche univers visuel des films de Tim Burton.

Les trois dernières collections ont été influencées par la musique.

— La collection printemps-été de l’année passée, c’était l’album de KROY, dit-il.

— Une chanteuse de Montréal, membre du groupe Milk & Bone, intervient Alex.

— La nouvelle collection, poursuit Markantoine, c’est Dalida.

— ! ! !

— Le narratif est influencé par Sharp Objects, la nouvelle télésérie de Jean-Marc Vallée. On a eu des idées, on a fait des recherches, et on est arrivés avec un thème qui marchait avec Dalida.

— ! ! ! ! !

Cette intrigante collection printemps-été 2019 sera présentée demain, le 11 octobre, au Fashion Preview de la Semaine de mode des créateurs de Montréal.

Boutique

Pour l’instant, et malgré l’écho de ses créations dans les médias, ses vêtements ne sont vendus que sur son site internet, à l’occasion de certains galas, ou dans des pop-up shops, des boutiques éphémères organisées lors d’événements spéciaux.

Pour profiter de la vitrine en devanture, Markantoine veut installer à l’avant de son local une boutique-concept, « que les gens vont prendre en photo et qui va s’autopubliciser ».

— C’est ça, le Plateau, dit Alex.

— Ça bouge, ajoute MarkAntoine.

Ils ne font pas référence au dynamisme culturel du quartier, mais au plancher qui s’enfonce, près de l’entrée. Ils espèrent payer les travaux avec une petite campagne publique.

« Je n’ai pas le choix de faire un espace qui dégage mon identité. Si je vends une robe à 800 $, je n’ai pas le choix d’avoir un espace qui a l’air de vendre une robe à 800 $. »

— Markantoine, Lynch-Boisvert

Vêtements-spectacles

Chaque vêtement qu’il crée n’existe souvent qu’en un seul exemplaire.

« Je me fais souvent dire : “Fais des choses plus prêtes à porter que tout le monde peut acheter, qui sont moins chères, qui sont plus simples.”

« Mais moi, j’ai envie de faire des choses plus spectaculaires, des vêtements qui sont plus funky. C’est mon esthétique, et je pense que je me suis fait reconnaître aussi à cause de ça. »

En octobre 2017, Pénélope McQuade avait enflammé les réseaux sociaux après avoir porté une de ces audacieuses créations à l’émission En mode Salvail.

Même la mère de Markantoine avait sauté dans la mêlée. « Quelqu’un avait commenté : “Qui est son imbécile de couturier ?” Ma mère a répondu : “Mon fils.” »

Des œuvres d’art

Quand l’innovation est un acte de création personnelle, on s’approche de l’art. Quand ces produits sont des œuvres quasi uniques, on y touche.

C’est ce que Markantoine a tenté de faire valoir auprès des conseils des arts du Canada et du Québec. En vain. « On n’est pas considéré comme un art, déplore-t-il. Mais les chapeliers, les joailliers, eux, sont vus comme des artistes. »

Cette position créatrice très affirmée est plus difficile à rentabiliser dans un marché restreint, reconnaît-il. « On travaille très fort avec Export Québec pour aller à l’étranger et faire une petite production à Montréal. »

Mais comment pourra-t-il faire sa marque à l’étranger, parmi tant de créatifs ambitieux ?

« C’est difficile de se distinguer, admet-il. Mais tu fais une pièce que quelqu’un porte à un moment donné, puis ça devient viral et tout le monde va la porter. Il faut juste trouver la bonne personne et le bon moment. Et la bonne photo », ajoute-t-il en tribut à son associé.

Tout le monde et sa grand-mère

Malgré tout, « je veux que tout le monde puisse porter mes vêtements », déclare-t-il.

Même sa grand-mère. Lors d’une visite à l’atelier, elle a avisé une veste qui avait été portée lors d’une récente séance photo. « Ma grand-mère a dit : “J’aimerais vraiment ça, avoir cette veste-là.” Elle l’a essayée et elle a adoré. Pourtant, la fille qui l’avait portée dans mon shooting avait 22 ans. »

La vénérable dame a 73 ans. « Elle est là à tous mes défilés, chaque fois. Très critique, aussi. »

Polyvalence

Pour l’instant, ni Alex ni Markantoine ne se versent de salaire. Pour vivre, Markantoine donne des cours au Collège LaSalle et conçoit des costumes pour le cinéma. Il a signé ceux du nouveau film Wolfe de Francis Bordeleau.

Les deux partenaires préparent aussi un projet de télé.

Percera-t-il ? On peut le parier. De son père entrepreneur, il a appris à « être fonceur dans la vie, et quoi qu’il arrive, de toujours continuer ».

C’était l’anniversaire de son père, la fin de semaine précédente. « Mes amis m’ont dit : “Ton père est un gars macho, mais c’est drôle, il est fier de toi dans ce que tu fais, même s’il ne comprend pas tout le temps.” »

Toute sa famille est derrière lui.

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