SNC-Lavalin

L’entente avec Ottawa ne réglera pas tout

Une vieille affaire de corruption entourant un contrat de réfection du pont Jacques-Cartier pourrait bientôt revenir hanter SNC-Lavalin. L’entreprise de génie-conseil devrait alors affronter en cour les procureurs québécois du DPCP, et ce, même si elle réussit à s’entendre avec les procureurs fédéraux pour s’éviter un procès criminel comme elle tente actuellement de le faire.

SNC-Lavalin

De nouvelles accusations pourraient être déposées par le DPCP

Alors que SNC-Lavalin tente désespérément d’obtenir une entente à l’amiable avec la Couronne fédérale pour éviter un procès criminel, l’entreprise pourrait bientôt être obligée d’entreprendre la même démarche à Québec, où un nouvel acteur travaille à de nouvelles accusations criminelles qui échapperaient à tout accord négocié avec Ottawa.

La Presse a appris que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) travaillait maintenant avec des procureurs provinciaux du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui pourraient à leur tour déposer quatre chefs d’accusation contre l’entreprise d’ici l’été.

S’ils vont de l’avant avec ces nouvelles accusations concernant des pots-de-vin versés au Québec, les procureurs du DPCP (qui relèvent de la ministre de la Justice du Québec) ne seraient pas liés par une entente que pourrait avoir négociée SNC-Lavalin avec la Couronne fédérale (qui relève du ministre de la Justice du Canada) pour s’éviter une condamnation criminelle et une exclusion des contrats publics pour 10 ans.

30 témoins, 3000 documents

De nouveaux documents judiciaires obtenus par La Presse montrent que, dans le cadre d’une enquête baptisée Agrafe 2, la GRC a rencontré une trentaine de témoins et saisi 3200 pièces à conviction relativement au versement de pots-de-vin à l’ancien PDG de la Société des ponts fédéraux.

Selon la GRC, le stratagème de corruption visait l’obtention du contrat de réfection du pont Jacques-Cartier au début des années 2000. L’ancien PDG, Michel Fournier, a reconnu avoir reçu 2,35 millions illégalement et a été condamné à cinq ans et demi de pénitencier en 2017. Le corrompu a été condamné, mais l’enquête sur ceux qui auraient été ses corrupteurs se poursuit.

Il y avait tellement de documents informatisés à passer au peigne fin chez SNC-Lavalin que la dernière perquisition de la GRC a duré près de trois mois : du 23 mars au 14 juin dernier, selon le dossier de cour.

La Presse avait déjà révélé en mai dernier le début de cette perquisition. « J’ai des motifs raisonnables de croire qu’entre 2000 et 2003, la société SNC-Lavalin a commis l’infraction suivante : quatre chefs d’accusation de fraude envers le gouvernement », écrivait le caporal Guy-Michel Nkili dans une déclaration jointe au mandat de perquisition et déposée au palais de justice de Montréal.

De nouveaux documents justificatifs versés au dossier de cour démontrent que les policiers travaillent avec le DPCP, et non avec la Couronne fédérale, en vue de déposer les accusations contre la firme de génie-conseil québécoise.

Le DPCP n’a pas encore autorisé le dépôt d’accusations dans ce dossier. Mais en décembre, le procureur Patrice Peltier-Rivest a déclaré à la cour qu’il avait transmis ses instructions détaillées aux policiers afin qu’ils préparent la preuve pour un procès criminel qui pourrait se tenir dans un délai raisonnable.

Le procureur a demandé que la GRC puisse conserver les documents saisis jusqu’au mois de juin afin d’achever ses préparatifs en vue de la mise en accusation. La requête a été accordée.

« [La GRC] poursuit son enquête, qui est toujours en cours, nécessitant l’allocation de ressources importantes », souligne Me Peltier-Rivest.

Démarches au fédéral

Le dépôt d’accusations par des procureurs du Québec changerait la donne pour SNC-Lavalin.

À la suite d’une précédente enquête de la GRC, des procureurs de la Couronne fédérale avaient déjà porté des accusations contre l’entreprise en 2015, pour des actes de corruption en Libye. Le procès doit s’ouvrir d’ici un an.

SNC-Lavalin tente à tout prix d’obtenir une entente à l’amiable appelée « accord de poursuite suspendue » (APS) avec la Couronne fédérale dans ce dossier.

Un APS permettrait de suspendre la poursuite criminelle intentée contre l’entreprise dans le dossier libyen. En échange, SNC-Lavalin devrait notamment reconnaître ses torts, payer une amende, prouver qu’elle a fait un ménage à l’interne et accepter la présence d’un surveillant externe dans ses affaires.

L’affaire n’a cessé de défrayer la chronique à travers le Canada la semaine dernière. Le Globe and Mail a écrit que le cabinet du premier ministre Trudeau avait exercé des pressions sur l’ancienne ministre de la Justice du Canada Jody Wilson-Raybould afin qu’elle demande aux procureurs fédéraux de conclure un tel accord. 

M. Trudeau a nié toute pression, mais le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique du Canada a ouvert une enquête.

Des lobbyistes de l’entreprise ont eu une cinquantaine de rencontres avec des responsables fédéraux ou des élus à ce sujet. SNC-Lavalin a même recruté un ancien juge de la Cour suprême, Frank Iacobucci, pour tenter d’obtenir une entente avec les procureurs fédéraux de la Couronne.

En vain. La procureure-chef Kathleen Roussel a refusé de suspendre les accusations.

SNC-Lavalin conteste actuellement ce refus devant la Cour fédérale à Montréal. Hier, le nouveau ministre de la Justice du Canada David Lametti a souligné qu’il était encore possible qu’à titre de procureur général du Canada, il émette une directive visant les procureurs fédéraux pour que l’affaire soit réglée à l’amiable. La loi exigerait qu’il le fasse publiquement en publiant un avis officiel à ce sujet.

« C’est dans la loi, mais je ne fais aucun commentaire là-dessus », a-t-il déclaré.

Tout à recommencer

Mais même si les démarches de l’entreprise étaient couronnées de succès, le dépôt éventuel d’accusations par le DPCP au Québec la forcerait à reprendre le processus à zéro et à tenter d’obtenir un nouvel accord de suspension des accusations, cette fois à Québec.

« Pour un accord de poursuite suspendue, la définition de poursuivant n’est pas limitée. C’est un accord avec le poursuivant, ça peut être le procureur général de la province ou le procureur général du Canada, les deux sont possibles. Et lorsque le procureur général n’intervient pas, ce qui est la norme, l’accord est avec les procureurs de la Couronne », souligne Jennifer Quaid, professeure de droit criminel à l’Université d’Ottawa.

« C’est certainement une question qui pourrait se poser pour le gouvernement du Québec et on pourrait se demander s’il pourrait aussi y avoir des pressions politiques au niveau provincial. »

— Jennifer Quaid, professeure de droit criminel à l’Université d’Ottawa

Le premier ministre François Legault a déjà pressé Ottawa de permettre à SNC-Lavalin de régler son dossier rapidement, dans le respect des lois.

« Si le dossier traîne pendant des années et [qu’]on perd des emplois et un siège social, je pense que ce sont tous les Canadiens qui sont perdants », a-t-il déclaré au quotidien Le Devoir vendredi dernier.

Le porte-parole du DPCP et son procureur attitré au dossier de SNC-Lavalin se sont refusés à tout commentaire lorsqu’ils ont été contactés par La Presse. L’entreprise a un mandat actif au Registre des lobbyistes du Québec pour discuter avec le ministère de la Justice du programme de remboursement pour les entreprises qui ont perçu des sommes en trop du gouvernement de diverses manières.

Au moment de publier ces lignes, SNC-Lavalin n’avait pas répondu à une demande de commentaire de La Presse.

— Avec la collaboration de Fanny Lévesque, La Presse

Allégations d’ingérence politique

Le commissaire à l’éthique ouvre une enquête

Ottawa — Le vent de controverse qui secoue le premier ministre Justin Trudeau depuis la publication d’allégations d’ingérence politique dans l’affaire SNC-Lavalin ne s’essouffle pas alors que le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique lance une enquête pour faire la lumière sur de possibles tentatives d’influence.

Le commissaire Mario Dion a acquiescé hier à la demande d’étude soumise par les députés Charlie Angus et Nathan Cullen, du Nouveau Parti démocratique (NPD), pour vérifier si des membres du bureau du premier ministre ou Justin Trudeau lui-même auraient enfreint la Loi sur les conflits d’intérêts en tentant de « faire pression » sur l’ex-ministre de la Justice et procureure générale du Canada, Jody Wilson-Raybould, afin d’éviter un procès criminel à la firme SNC-Lavalin.

Citant des sources anonymes, le Globe and Mail a écrit jeudi dernier que Mme Wilson-Raybould aurait été pressée par l’entourage du premier ministre d’intervenir à la faveur d’une entente à l’amiable dans le dossier de fraude et de corruption du géant SNC-Lavalin, ce que nie avec vigueur Justin Trudeau, qualifiant de « fausses » ces « allégations ».

Dans une lettre adressée aux députés Angus et Cullen et que La Presse a pu obtenir, le commissaire Mario Dion reconnaît, notamment à la lumière de ce qu’il a entendu dans les médias, « avoir des raisons de croire qu’une infraction à l’article 9 [de la Loi sur les conflits d’intérêts] puisse avoir été commise » dans cette affaire.

L’article 9 interdit à tout titulaire de charge publique « de se prévaloir de ses fonctions officielles pour tenter d’influencer la décision d’une autre personne dans le but […] de favoriser de façon irrégulière [l’intérêt] de toute autre personne ». Appelé à réagir rapidement, le premier ministre a dit « accueillir favorablement » l’enquête du commissaire.

Un silence persistant

En pleine tournée à Vancouver, Justin Trudeau n’a pu échapper hier à la tempête alors que le chef conservateur Andrew Scheer l’a exhorté à lever le secret professionnel afin que Jody Wilson-Raybould puisse s’exprimer publiquement pour donner sa version. L’ex-ministre de la Justice, rétrogradée aux Anciens Combattants en janvier dernier, s’est abstenue de tout commentaire depuis l’éclatement de ce que certains qualifient de scandale.

« L’enjeu du privilège de la confidentialité n’est pas un enjeu simple », a affirmé M. Trudeau lors d’un point de presse. 

Par contre, le premier ministre a aussi indiqué avoir « demandé » à l’actuel ministre de la Justice, David Lametti, de « regarder » cet « enjeu » précis et de lui soumettre ses recommandations.

Pourtant, un peu plus tôt hier, le principal intéressé était loin de vouloir s’aventurer sur cette question ni sur aucune autre en lien avec cette affaire. « Comme vous savez, je suis le procureur général du Canada et donc, l’avocat du gouvernement, et ce serait inopportun et inapproprié de fournir des commentaires là-dessus », a-t-il lancé en mêlée de presse, après avoir prononcé une allocution devant l’Association du Barreau canadien à Ottawa.

« Pleine confiance » envers wilson-raybould

Justin Trudeau a aussi réaffirmé sa « pleine confiance » envers sa ministre, disant même l’avoir rencontrée à deux reprises depuis le début de sa tournée dans l’ouest du pays. « Elle m’a rappelé une conversation à l’automne durant laquelle je lui ai dit que toute décision en lien avec la directrice des poursuites pénales est la sienne », a évoqué M. Trudeau.

Interrogé quant à l’absence de la députée de Vancouver Granville à ses côtés lors de son annonce dans la région hier, Justin Trudeau a répété que « sa présence même au Conseil des ministres parle pour elle-même ».

Le comité de la justice interpellé

La responsable en matière de justice de l’opposition officielle, Lisa Raitt, a appelé les membres libéraux du Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes à « donner des réponses aux Canadiens » en convoquant « les acteurs-clés » de cette affaire pour répondre à leurs questions.

Le comité doit se réunir demain à Ottawa, à la demande des membres conservateurs et néo-démocrates, pour discuter de la possibilité « d’étudier les allégations d’ingérence politique du bureau du premier ministre dans une poursuite criminelle ». Fait peu commun, le député libéral Wayne Long a rompu avec la ligne de parti en plaidant pour une enquête du comité de la justice dans une longue publication sur les réseaux sociaux.

SNC-Lavalin

Nouvel avertissement, nouvelle chute en Bourse

Pour la deuxième fois en deux semaines, SNC-Lavalin a abaissé hier ses prévisions de résultats de fin d’exercice 2018, citant encore les difficultés d’un projet minier en Amérique latine qui avaient déjà été évoquées le 28 janvier dernier. Une situation qui « continuera à peser sur la crédibilité de la direction », estime un analyste.

Ce faisant, SNC-Lavalin a suscité une autre vague d’inquiétude parmi les investisseurs. Ses actions ont encore chuté de 7 % pour terminer à 34 $, sa pire cote en Bourse depuis presque 10 ans.

Le 28 janvier, les actions de SNC-Lavalin avaient culbuté de 27 % après le premier avertissement sur les prochains résultats.

« Cet autre abaissement des prévisions de résultats de quatrième trimestre et pour tout l’exercice 2018 est à la fois négatif et pire que ce qui avait été indiqué la première fois il y a deux semaines, indique Derek Spronck, de RBC Marchés des capitaux, dans une note à ses clients. Cela continuera à peser sur la crédibilité de la direction de SNC-Lavalin, à mon avis. »

La perte de valeur boursière de SNC-Lavalin en un mois seulement équivaut à 2,28 milliards. Cela inclut 454 millions pour son principal actionnaire, la Caisse de dépôt et placement du Québec, qui détient 34,9 millions d’actions, ou 19,9 % du capital-actions de SNC-Lavalin, selon les plus récents registres boursiers.

Pire encore : depuis le sommet en 10 ans de 60 $ par action atteint en juin dernier, la perte de valeur boursière se chiffre à 4,5 milliards.

La publication des prochains résultats est prévue le 22 février.

Difficultés minières

Entre-temps, concernant les difficultés aggravées d’un projet minier en Amérique latine – une mine de cuivre au Chili, selon les analystes –, SNC-Lavalin indiquait hier qu’elle se tournait vers un processus d’arbitrage accéléré afin de régler un différend avec son client. Elle estime pouvoir « récupérer des montants importants », affirmant que ce dossier est « isolé et non récurrent ».

Néanmoins, ce projet, qui devrait être achevé au deuxième trimestre de 2019, devrait avoir un impact négatif pouvant atteindre 350 millions sur les résultats de la division Mines et métallurgie au quatrième trimestre.

Aussi, en raison des nouveaux problèmes dévoilés, SNC-Lavalin a indiqué que son secteur d’ingénierie et de construction cesserait de soumissionner à des projets miniers jusqu’à nouvel ordre.

La firme a également dit se pencher sur la structure de gestion de son secteur Mines et métallurgie.

Dans ce contexte, la direction de SNC-Lavalin a indiqué hier que le bénéfice par action (BPA) du secteur de l’ingénierie et de la construction devrait osciller entre 20 cents et 35 cents. Il s’agira d’une forte baisse par rapport aux prévisions déjà réduites du 28 janvier, qui ciblaient un BPA allant de 1,15 $ à 1,30 $.

Pour l’ensemble de SNC-Lavalin, le BPA ajusté par action au quatrième trimestre devrait varier entre 1,20 $ et 1,35 $, ce qui serait inférieur de 44 % par rapport à la prévision déjà abaissée il y a deux semaines.

— Avec Thomson Reuters et La Presse canadienne

Ce qu’en disent des analystes

Maxim Sytchev, de la Financière Banque Nationale

« L’incrédulité des investisseurs envers SNC-Lavalin est palpable. Pour ses dirigeants, la réduction des risques du portefeuille d’activités doit maintenant être une priorité. À commencer par le secteur minier, où je me demande si SNC-Lavalin a la capacité de rivaliser avec les Fluor, Worley ou AMEC au sommet de la concurrence dans ce marché. »

Mona Nazir, de Valeurs mobilières Banque Laurentienne

« Je crois que les récentes nouvelles négatives, et plus spécifiquement des changements des perspectives dans un court laps de temps, vont inciter les investisseurs à demeurer sur les lignes de côté. »

Benoit Poirier, de Desjardins Marché des capitaux

« Je suis déçu par les annonces [d’hier]. D’où mon anticipation de la prochaine mise à jour opérationnelle avec les résultats du quatrième trimestre, le 22 février, qui devrait concerner ce projet minier difficile en Amérique latine, la situation au Moyen-Orient (Arabie saoudite) et le projet du désinvestissement dans l’autoroute 407 [autoroute à péage à Toronto]. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.