Opinion 

Il est grand temps d’avoir une discussion sur le privilège blanc au Québec

SLĀV a finalement été retiré de l’affiche par les autorités du Festival international de jazz de Montréal mercredi dernier.

Le spectacle avait déclenché la colère des communautés racisées montréalaises, qui appelaient à boycotter la pièce de Robert Lepage et de Betty Bonifassi le soir de la première. Les étendards de l’opinion médiatique et artistique québécoise se sont ensuite rapidement prononcés en opposition aux manifestants, en faisant largement outrage à l’autocritique, et en faveur d’une « liberté d’expression » artistique qui couronnerait tout, y compris le privilège d’une population sur une autre… Le refus de l’opinion de faire l’examen d’une condition sociale en retard avec la diversité québécoise n’a toutefois pas empêché l’annulation de la pièce, qui devait être à l’affiche jusqu’au 14 juillet.

Il y avait quelque chose de justement « délirant », pour reprendre les mots d’un chroniqueur (indisposé à l’égard des manifestants), mais le délire était plutôt à voir l’irritation opiniâtre et les défenses de la pièce, sans réelle considération de la teneur des propos des manifestants. L’accusation de racisme choque, et généralement se rapporte directement à une exonération personnelle de responsabilité : « Ni Robert ni Betty ne sont racistes. » Est-ce qu’on s’exonère ainsi complètement des structures sociales causant le racisme ? Non.

Ce qui est d’autant plus délirant, c’est justement de voir l’unicité des voies blanches francophones, surtout dans les médias, se portant à une défense simpliste, et en opposition à un groupe de manifestants racisés qui, au final, ne demandent que des excuses et le respect d’un héritage historique dont ils ne revendiquent d’ailleurs pas nécessairement la propriété directe.

En gros, un peu de décence et de regard critique étaient de mise, et ils étaient bien absents de la pièce.

Le processus est simple : on s’approprie la neutralité raciale, on se dit qu’on « n’est pas raciste » afin de contrer la critique. Ainsi, on se permet de refuser d’écouter l’expérience racisée au Québec, on s’approprie même sa formulation en qualifiant la critique et celle/celui qui la porte de « délirante », « exaltée », « fanatique », « doctrinaire ». Ça vous rappelle quelque chose ?

Le statu quo qui est renforcé par ce processus n’est pas celui de la neutralité raciale, mais plutôt celui d’une structure sociale historiquement raciste, aux prises avec une diversité relativement nouvelle que doit confronter le Québec du XXIe siècle. Dans ce contexte, une chose est certaine, tant que l’expérience du racisme existera, elle sera dénoncée et critiquée et son expérience est en soi propre à celui qui la vit. Ni les chroniqueurs ni personne ne peut parler pour une population qui subit le racisme qui, pour reprendre l’historien et sociologue W.E.B. Du Bois au début du XXe siècle, vit au plus profond de son être « l’étrange signification d’être noir ici, [au Québec], en ce début de [XXIe] siècle ». Après 100 ans, la question est toujours d’actualité.

Pourquoi autant de gens issus de la population francophone blanche sont froissés par une critique relatant une réalité qu’ils ne vivent ostensiblement pas ? Pourquoi la question de la diversité est-elle si épineuse ? Bien que je sois complètement en accord avec les opinions notamment de Fabrice Vil sur la nécessité d’une discussion commune sur le racisme structurel, je crois qu’il faut, en parallèle, explorer une prémisse à cette discussion, celle concernant le privilège associé à la « blancheur » de la majorité de la population québécoise. C’est d’autant plus de façon introspective, moi-même francophone blanc, que je pose la nécessité de ce questionnement et propose qu’il ait lieu non pas en vase clos, mais entre nous, Blancs, et à la lumière d’une réalité racisée que nous ne connaissons manifestement pas. Peut-être, au final, sommes-nous racistes ?

Pourquoi parler du privilège blanc ? Pourquoi ne pas s’en tenir à la discussion sur le racisme structurel, coincée dans une impasse, mais bien amorcée ? La raison est simple : lorsque le dialogue sur la réalité vécue d’un Québécois d’origine haïtienne ou d’un autochtone face à la police, d’une musulmane à l’embauche ou des conditions de travail du migrant contractuel d’Amérique centrale demeure difficile parce qu’elle heurte la sensibilité de l’un des interlocuteurs, alors il y a lieu de se questionner justement sur le regard de cet interlocuteur, le point commun à toutes ces situations.

Il faut convenir que si un fardeau social et une exclusion multiforme sont imposés à certains de par leur identité raciale ou culturelle, c’est parce que ce fardeau est conféré en bénéfices et en privilèges à un autre groupe.

Qu’est-ce que le privilège blanc ? L’intellectuelle américaine Peggy McIntosh propose une excellente analogie qui compare le privilège blanc à un « sac à dos invisible » qu’une personne blanche porte toute sa vie. Ce sac contient en fait un ensemble de « provisions, de certitudes, d’outils, de cartes, de guides, de codes sociaux, de passeports, de visas, même de vêtements et de chèques en blanc (au sens figuré et financier) » acquis, mais immérité, à propos duquel nous demeurons inconscients de par notre position sociale dominante.

C’est ce qui me permet, en tant que Blanc, de me sentir en sécurité face à un agent de police, d’avoir un accès plus aisé aux services bancaires (donc d’avoir une apparence de « fiabilité »), ou, de façon plus triviale, de former des groupes d’intérêt et de m’identifier plus facilement aux productions culturelles de la société québécoise, de la télévision au hockey, et certainement au théâtre (SLĀV). Ce privilège me permet de ne jamais me demander si un épisode négatif, un congédiement, une insulte gratuite dans la rue ou le fait de ne pas avoir été sélectionné pour une production théâtrale faisant état de mon héritage culturel est associable à mon identité raciale ou culturelle.

Ce texte se veut donc avant tout un appel au questionnement sur la question du privilège blanc, sur la liberté d’expression et la liberté artistique, bien entendu informée par des positions « doctrinaires » (lire sociologiques, on fait souvent l’erreur d’équivaloir les deux), mais ne s’en limitant pas. Elle se veut un engagement à l’autocritique et à l’introspection des acteurs impliqués dans des conversations sur la diversité qui permettront aux interlocuteurs privilégiés de dépasser le stade émotionnel défensif et celui du déni ou encore de la culpabilité morale.

Il est fondamental, au-delà de la reconnaissance de ce privilège, de démystifier cette identité privilégiée nous-mêmes, entre nous, Blancs, d’en identifier et d’en comprendre le contenu, donc comment l’expérience d’un Blanc francophone est privilégiée face à celle d’un autre Québécois racisé. Et ce, même si cette problématisation apporte son lot d’inconforts. Il importe donc, en commun, de rouvrir intentionnellement le « sac à dos invisible », d’en examiner le contenu, et d’établir comment nous pouvons, nous Blancs, en tant que société et en tant qu’individus, en redistribuer les outils de façon plus équitable. Car, sans cette étape cruciale, les causes profondes du racisme structurel ne pourront être remises en cause.

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