à la recherche des requins invisibles

Depuis quelques années, la biologie marine vit une révolution génétique. Des techniques permettent maintenant d’évaluer la présence et l’abondance de différentes espèces d’animaux à partir de fragments d’ADN présents dans l’eau. Une équipe française vient de démontrer l’utilité de cette méthode pour déterminer les espèces de requins en voie de disparition.

UN DOSSIER DE MATHIEU PERREAULT

détecter les espèces manquantes grâce à l’adn

L’archipel de la Nouvelle-Calédonie compte en théorie 26 espèces de requins vivant en eaux peu profondes. Mais des relevés récents n’ont permis le décompte que de neuf d’entre elles, ce qui laissait craindre que certaines avaient disparu de la région. Une équipe franco-australienne vient de montrer que l’analyse de l’« ADN environnemental » d’échantillons d’eau permet de détecter les espèces manquantes.

La mer de Corail

La Nouvelle-Calédonie, un territoire français dans le sud du Pacifique, est la deuxième barrière de corail du monde pour la longueur. « Nous avons 49 espèces de requins », explique Laurent Vigliola, biologiste à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) à Nouméa, qui est l’auteur principal de l’étude publiée en mai dans la revue Science Advances. « Parmi ces 49 espèces, 26 vivent en eaux peu profondes et devraient normalement être facilement observables. Mais on sait qu’on en observe beaucoup moins, ce qui signifie peut-être que certaines sont localement éteintes. Avec une campagne scientifique de 2758 plongées et 385 caméras, on avait réussi à observer seulement 9 de ces 26 espèces. »

La biodiversité sombre

Les 17 espèces de requins d’eaux peu profondes qui manquent à l’appel en Nouvelle-Calédonie constituent un exemple de « biodiversité sombre ». « On ne sait pas si elles sont disparues ou simplement très rares, dit Laurent Vigliola en entrevue téléphonique. Dans le premier cas, on doit les réintroduire, ce qui est plus difficile à faire dans la mer que sur terre. Dans le deuxième cas, on doit les protéger avec des sanctuaires et des restrictions aux activités comme la pêche. Déterminer le statut exact des espèces de la biodiversité sombre est très important. »

Les traces des poissons

Les chercheurs de Nouméa ont prélevé 22 échantillons de 4 L d’eau, un effort qu’ils estiment 100 fois moins important que les 2800 plongées et 385 caméras. Et le nombre d’espèces détectées a bondi de 44 %. « Nous avons identifié 13 des 26 espèces de requins d’eaux peu profondes grâce à leurs fragments d’ADN présents dans nos échantillons d’eau, dit Laurent Vigliola. C’est très prometteur, avec plus d’échantillons, nous aurions probablement détecté encore plus d’espèces. Ça veut dire que celles que nous ne détectons pas avec l’ADN environnemental sont probablement disparues de la région. »

Trois autres espèces ont été détectées, mais en trop faible quantité. Pourquoi cette technologie est-elle maintenant plus utilisée ? « C’est à cause du progrès dans les analyses génétiques, qui sont maintenant beaucoup plus sensibles », dit M. Vigliola. Est-il possible que des requins situés très loin de la Nouvelle-Calédonie aient faussé l’analyse ? « C’est théoriquement possible, mais très peu probable à cause de l’effet de dilution. Plus un animal est loin dans la mer, moins la concentration de ses fragments d’ADN est grande. »

De 10 à 30 fois moins La quantité de requins dans les mers du monde a diminué de 10 à 30 fois par rapport à l’ère préindustrielle.

13 : Nombre d’espèces de requins et de raies ayant disparu de certains endroits de la Méditerranée

16 des 32 espèces de raies de la Méditerranée sont à risque élevé d’extinction

23 des 41 espèces de requins de la Méditerranée sont à risque élevé d’extinction

21 des 64 espèces de requins des hautes mers sont à risque élevé d’extinction

Sources : UICN, Science Advances

Trois usages

Il existe trois usages potentiels de l’ADN environnemental, selon Louis Bernatchez, biologiste spécialiste de la question à l’Université Laval. « On peut évaluer la biomasse, la quantité de poisson. On peut détecter les espèces invasives comme la carpe japonaise. Et on peut chercher à savoir combien d’espèces se trouvent dans un plan d’eau. »

Gestion des pêches

De nombreux biologistes travaillent à des équations permettant de lier la quantité d’ADN environnemental à celle de poisson, pour avoir une meilleure idée des stocks et affiner la gestion des pêches. « Actuellement, on se base sur les prises des pêcheurs ou alors sur des échantillonnages scientifiques d’individus, pour évaluer la biomasse, explique Laurent Vigliola. On espère qu’on pourra plus facilement calculer la biomasse de poisson avec l’ADN environnemental. Mais à court terme, l’impact sur les pêches sera surtout sur le plan des espèces vulnérables. La moitié des espèces de requins sont classées vulnérables parce qu’on n’a pas de données suffisantes pour pouvoir leur donner un statut. On pourra mieux évaluer ce statut pour éliminer les restrictions inutiles à la pêche ou, au contraire, les renforcer pour protéger les espèces toujours présentes mais très rares. »

Le Japon

Les biologistes japonais sont au premier plan des recherches sur l’ADN environnemental, selon Laurent Vigliola. Louis Bernatchez, de l’Université Laval, souligne que c’est au Japon qu’est née la première société savante du domaine. Les chercheurs nippons ont beaucoup travaillé sur les espèces invasives et la détection d’espèces d’oiseaux susceptibles de propager des maladies, ainsi que sur la gestion des pêches dans leurs eaux littorales.

Une méthode utilisée au Québec

Le biologiste Louis Bernatchez de l’Université Laval utilise l’analyse de l’ADN environnemental depuis 2013 pour étudier les poissons québécois. Il a publié une demi-douzaine d’études sur le sujet et l’éditeur scientifique Wiley lui a demandé de lancer l’an prochain la première revue universitaire du domaine, qui s’appellera Environmental DNA.

La carpe japonaise 

[intersection du Saint-Laurent et de la Richelieu]

L’an dernier, Louis Bernatchez a fait pour le ministère de la Faune une analyse des eaux situées à l’intersection du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Richelieu. Sa conclusion : la carpe japonaise, une espèce invasive particulièrement destructrice, a envahi le fleuve.

La truite 

[lac Brompton]

C’est dans le lac Brompton, à Saint-Denis-de-Brompton dans les Cantons de l’Est, que Louis Bernatchez a trouvé la plus forte concentration d’ADN environnemental de truite grise dans une analyse d’une dizaine de lacs québécois publiée en 2016 dans la revue Journal of Applied Ecology. Sa conclusion : il est possible de gérer la pêche en eaux douces à l’aide de cette méthode.

La température

[cap-santé]

En 2016, l’équipe de Louis Bernatchez a publié dans la revue Molecular Ecology Resources une analyse de l’ADN environnemental à différentes températures pour évaluer la quantité de truite mouchetée dans une pisciculture de Cap-Santé. Elles laissent davantage de fragments d’ADN dans les eaux plus chaudes, ce qui nécessite d’ajuster le calcul de la quantité de poisson dans un plan d’eau.

Les tortues 

[rivière Richelieu]

L’analyse de l’ADN environnemental peut aussi être utilisée pour calculer la quantité de tortues des bois vivant à proximité des cours d’eau, a découvert Louis Bernatchez et son équipe dans un article publié dans la revue NRC Research Press l’an dernier. Les chercheurs ont recueilli des échantillons dans cinq rivières se déversant dans la Richelieu ainsi que sept lacs québécois.

Des invertébrés en Arctique 

[Deception Bay, Nunavik]

La prochaine publication de Louis Bernatchez avec la technologie de l’ADN environnemental portera sur des « invertébrés des eaux côtières arctiques », plus précisément à la baie Déception dans le Nunavik. Des mesures de ces invertébrés ont aussi été prises à Churchill au Manitoba et Pond Inlet dans le Nunavut.

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