Camellia Sinensis

Les rock stars du thé

Camellia Sinensis a vu le jour modestement, rue Émery dans le Quartier latin de Montréal, il y a 20 ans. Depuis, l’aventure n’a cessé de prendre de l’envergure et le simple salon de thé est devenu un empire nouveau genre qui a des admirateurs aux quatre coins du monde. Les quatre copropriétaires se racontent. UN DOSSIER D'ÈVE DUMAS 

Histoires de thés

Les 20 années de l’entreprise Camellia Sinensis sont jalonnées d’accomplissements – trois boutiques de thé, un salon, un bar à chaï, une école de thé, deux livres, 100 producteurs, 50 employés et une nouvelle fabrique de thé en Inde. Elles ont aussi été marquées d’anecdotes de toutes sortes. Forcément, quatre gars qui partent à la recherche de thés dans les confins de la Chine, du Japon et de l’Inde, ça génère des histoires rigolotes ! Hugo, François, Jasmin et Kevin nous en racontent quelques-unes…

Les mystérieux jardins de Darjeeling

Kevin Gascoyne

« Au début des années 90, je me promenais dans l’Himalaya avec mon sac à dos, en me demandant comment avoir accès aux mystérieux jardins de thé. En visite au mythique Planters Club, à Darjeeling, j’ai réalisé que les gérants de jardin quittaient les vallées environnantes pour fuir l’isolement et socialiser en ville, tous les mercredis et samedis. C’était avant les cellulaires et l’internet, alors ces rencontres hebdomadaires étaient essentielles au tissu social de l’industrie. Je me tenais donc au Club ces jours-là, pour réussir à m’immiscer dans les conversations et pour apprendre à connaître la communauté du thé. Ça a éventuellement mené à des invitations à visiter des jardins, puis à des amitiés à très long terme, dont plusieurs sont toujours actives. »

Un thé mémorable

Kevin aime beaucoup le Darjeeling Singell DJ-5 First Flush. « La section Héritage du jardin Singell a été plantée en 1860. Des semences importées de Chine ont rencontré le terroir himalayen, un mariage magique qui a donné à la région sa belle réputation. C’est un exemple exceptionnel de la vivacité et de la vitalité aromatique d’un thé Darjeeling classique. »

En scooter dans la montagne Ali

Hugo Americi

« En 2004, je suis dans l’île de Taiwan. Je me fais déposer au pied de la montagne Ali. Je prends un train jusqu’en haut et j’aboutis dans un petit village récréotouristique. Je cherche les théiers. Il n’y en a pas. On ne fait pas pousser de thé à cette altitude beaucoup trop haute. Au bout d’un moment, je prends l’autobus pour redescendre et là, je vois les jardins au bord de la route. Je demande au chauffeur d’arrêter et je descends. Je laisse mon gros sac à dos dans un petit boui-boui de bord de route et je vais marcher dans les jardins. Il est 16 h. Il n’y a plus personne. Mais je finis par voir une dame. Je ne parle pas la langue, mais j’ai ma petite feuille de phrases-clés pour me débrouiller. La dame m’emmène jusqu’à sa maisonnette. Elle appelle son frère et jase avec lui pendant quelques minutes. Je me demande bien ce qu’ils sont en train de se raconter. Finalement, elle se lève, sort et me fait signe d’embarquer avec elle sur son scooter. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe, mais je la suis. On aboutit éventuellement chez M. Chen. Ils sont en train de transformer le thé. Ça sent bon. Je réussis à échanger un peu et à me faire comprendre. Quand je finis par retourner au boui-boui, mon sac à dos est encore là. J’arrive au bas de la montagne vers minuit… avec enfin du thé dans mon sac à dos ! À ce jour encore, M. Chen est notre producteur d’Ali Shan. »

Un thé mémorable

« À Alishan, comme dans plusieurs régions de Taiwan où on cultive en haute altitude, on utilise le cultivar Cingshin. C’est à plus de 1500 m que ce théier offre toute son expression, révélant au passage des notes fleuries enivrantes. Dans l’équipe, on dit que si le thé de M. Chen est si bon, c’est grâce au temple bouddhiste qui est voisin de ses plantations. Ça berce les théiers de bonnes vibrations ! »

Un repas inattendu

Jasmin Desharnais

« Les routes pour se rendre vers les vieux théiers centenaires du Yunnan, en Chine, sont toujours longues, tortueuses et pleines de trous ; assez pour m’être déjà fait des ampoules aux mains à force de me tenir dans l’auto ! Mais le déplacement vaut vraiment la peine, pour le thé pu-erh qu’on y produit et aussi pour les villages et les paysages magnifiques. Dans cette province éloignée de tout, la nourriture reste assez basique. Il y a quelques années, à Yibang, je restais dans la famille avec qui nous travaillons. Un jour, j’ai été surpris par un coup de feu au loin. C’était le frère du producteur, tout content d’avoir eu l’écureuil qui allait être notre souper ce soir-là. C’était délicieux, mais si épicé qu’on détectait difficilement le goût de la bête. »

Un thé mémorable

Le Wuliang Shan 2007 est un thé pu-erh de très grande qualité. Il vaut 44 $ les 50 g et se vend en petites galettes compressées de 100 g. Une fois infusées, les feuilles humides répandent des parfums de bois exotique et de camphre. La liqueur est marquée par les fruits rouges et des notes végétales et minérales, peut-on lire sur le site de Camellia Sinensis.

Auto, bateau, bingo !

François Marchand

« En 2007, lors de mon premier voyage d’exploration en solo, j’ai finalement découvert le terroir d’origine du Tai Ping Hou Kui, un thé que nous cherchions depuis quelques années. En fait, c’est en demandant par hasard à un cultivateur avec qui nous travaillions depuis quelques années s’il connaissait la région d’où venait ce thé que j’ai appris qu’un de ses bons amis était producteur. Nous sommes donc allés le rencontrer. Après une longue route dans des petits chemins de campagne, nous débarquons de la voiture et prenons alors un petit bateau. C’est à la suite d’un voyage de presque une heure sur la rivière, dans une nature vraiment profonde, que nous arrivons au petit village où est produit le fameux thé. Un endroit splendide. De voir tous les soins apportés à ce thé mythique m’a complètement ému. Ça reste une de mes plus belles aventures de voyage à vie ! »

Un thé mémorable

Puisque le Tai Ping Hou Kui n’est pas offert en ce moment, François vous recommande donc le Lu An Gua Pian, un des 10 thés les plus célèbres de Chine. « Unique dans sa cueillette (on cueille les feuilles entières, sans les bourgeons, contrairement à tous les autres thés), c’est un thé très végétal, avec des notes légèrement grillées. Son effet est très stimulant, excellent pour la concentration. Il a aussi une forte teneur en caféine et en antioxydants », explique François.

La dégustation

Au fil des années, les quatre fins palais ont évidemment affiné leur approche de la dégustation du thé. « L’expérience doit ressembler un peu à celle de la dégustation du vin, commence Hugo Americi. Dans les premières années, on s’en tient aux arômes, à ce qui est perçu par le nez et la bouche. Puis on devient plus sensible et on commence à être capable de deviner si c’est un thé qui a été cultivé à 300 m ou à 1500 m d’altitude. Des fois, on reconnaît le cultivar. En dégustant plusieurs crus d’un même producteur, on réussit à identifier les coups de grâce, les thés extraordinaires. C’est subtil. Aujourd’hui, après 20 ans, c’est le corps en entier qui est sollicité dans l’expérience de la dégustation. On dirait que toutes les cellules répondent. Et on parle de chaque thé davantage comme une expérience de ressenti. Entre nous quatre, on évoque souvent les formes. On peut dire, par exemple, qu’un thé est octogonal, ce qui signifie qu’il se boit, mais qu’il est anguleux. Imagine un triangle ! Ça, ça fait mal ! Puis, parfois, il y a des ronds parfaits. Ça, c’est l’état de grâce. »

Un studio de thé en cadeau

Pour leur 20e anniversaire, Hugo, François, Jasmin et Kevin se sont offert un beau cadeau : le Tea Studio, une petite fabrique de thé dans les Nilgiris, chaîne de montagnes en Inde. Au début du mois d’octobre, le quatuor est parti inspecter les installations et passer du temps avec les partenaires indien et collaborateurs chinois de cette nouvelle aventure.

Les journées étaient bien remplies et les soirées se déroulaient dans les maisons et les anciens clubs privés britanniques de la région. On y sirotait du whisky en jouant au snooker, tout en jasant cinéma et architecture avec les intellectuels du coin.

Le projet Tea Studio a pris à peu près trois ans à concevoir et à construire, complexité bureaucratique indienne oblige. Mais le premier lot de thé transformé là-bas est arrivé chez Camellia à la toute fin de 2017. On y trouvait un Nilgiri Coonoor, dont les longues feuilles noires laissent échapper un beau parfum d’abricots séchés, un Mao Feng (vert à feuilles torsadées), un Yin Zen (thé blanc en aiguilles) et un Bai Mu Dan (thé blanc en grandes feuilles).

Normalement, la région produit essentiellement du thé noir de qualité plutôt moyenne, en utilisant la méthode CTC (crush, tear, curl). Au Tea Studio, on favorisera des thés de style « boutique », faits sur mesure, grâce aux 28 petites machines dont l’équipe s’est dotée.

Ces machines très spécialisées proviennent de Chine, où l’augmentation des volumes de production des dernières années a rendu difficile et onéreux le fait de rouler le thé à la main, comme cela se faisait depuis 5000 ans. Elles permettent de faire cinq différents styles de feuilles. En ajoutant à ça les niveaux d’oxydation très variés, les possibilités sont nombreuses.

Au mois d’octobre, les experts chinois du projet étaient sur place pour aider les employées du Tea Studio à augmenter la qualité du produit. C’est une petite équipe de femmes du village qui s’occupe de la fabrique. « Ensemble, elles travaillent dans la joie et la tranquillité. Elles ont embauché un gars, à un moment donné, et ça a foutu le bordel ! », dit en rigolant Hugo Americi, fondateur de Camellia Sinensis.

Le Tea Studio, c’est un projet communautaire, expérimental et éducatif.

« On a déjà reçu des visiteurs et il y a de l’intérêt pour reproduire ce modèle d’usines toutes petites, mais efficaces, dans d’autres pays. »

— Hugo Americi

Prochaine étape : planter leurs propres jardins. Encore une fois, Camellia Sinensis aura su créer quelque chose d’unique dans le vaste monde du thé.

Des vedettes du thé

« En 2012, on a décidé de prendre une table à la World Tea Expo de Las Vegas, raconte Hugo Americi. Kevin connaît bien cette foire. Il y va depuis plusieurs années pour donner des conférences et même pour animer un Tea Club privé dans sa chambre d’hôtel où les gens du milieu goûtent à de grands crus (et à un peu de whisky, quand même). On appelle Kevin le Godfather du thé ! Ça a donné une aura à Camellia. Toujours est-il que j’arrive là-bas sans trop savoir à quoi m’attendre. Je prépare le stand. C’est un peu boboche. Je me demande un peu ce que je fais là… Puis, un premier gars arrive à la table. Tout de go, il lance : “Ce que vous faites, ça a changé ma vie !” Je tombe des nues. Il y a une file devant notre stand. Nos 200 livres s’envolent en quelques heures. C’est là que je réalise qu’on a réussi, quatre gars pas asiatiques, pas nés dans le thé, à se tailler une renommée internationale. Ç’a été mon moment rock star ! »

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