pierre-henri castel

Ce que la certitude du désastre nous fait

L’horizon d’une fin du monde climatique ne cesse de se rapprocher dans les nouvelles de tous les jours. Dans un court essai saisissant, Le Mal qui vient, le philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel réfléchit non pas aux solutions, mais aux effets d’un tel horizon sur nos esprits, sans écarter la possibilité de la malfaisance de nos contemporains. Un point de vue très peu exploré de ce qui nous menace avant la fin, et qui glace le sang.

Dans votre livre, vous précisez qu’il s’agit d’un propos d’apocalypse et non sur l’apocalypse. C’est donc un exercice d’exploration des potentialités des temps de la fin ?

Voilà. C’est une expérience de pensée, un travail qu’on fait assez souvent en philosophie morale, mais qui cumule ici un certain nombre de défis. En fait, il y a trois défis pour essayer de faire apparaître un aspect des choses qui me paraît toujours négligé dans les considérations contemporaines sur la crise écologique et géopolitique. Le premier est de considérer que, si on se représente la fin des temps dans un horizon historique, c’est-à-dire quelques siècles, ça veut dire que les gens qui la connaîtront pourront se dire que c’est ce que nous avons fait ou que nous n’avons pas fait aujourd’hui qui les a mis dans la situation où ils sont. Ce ne sera pas la post-humanité, mais des gens à peu près comme nous. Le deuxième défi est de se dire qu’il y a un moment de bascule où la certitude de la catastrophe ultime pourrait donner l’idée à certains que la seule chose qui donne le sentiment de la vie, c’est la jouissance de la destruction. Le troisième défi est : et si c’était déjà commencé ? Au lieu de dire que les gens sont simplement bêtes ou résignés, de penser qu’il y a des riches et des puissants qui sont très bien informés et qui ont tout à fait de quoi donner de l’argent à des savants pour mentir, et considérer qu’ils peuvent utiliser les inégalités du monde moderne pour qu’eux et leurs descendants proches jouissent des dernières beautés disponibles du monde. Un déni intéressé, et pas simplement lié à l’ignorance, la bêtise ou la peur.

Vous vous attardez à ce que cela peut nous faire, cette certitude du désastre, car on en voit presque les effets maintenant.

Je crois qu’il y a une mutation morale, c’est ça qui est intéressant. Je n’ai jamais eu aussi peur. Vous voyez, on m’a élevé dans la croyance que le danger était une augmentation de 2°C et maintenant, on s’aperçoit que 1,5 °C, ça va déjà être épouvantable. Et puis, la dénégation des Chinois, de l’administration Trump, en France aussi, c’est complètement sidérant. Et on n’a pas du tout l’idée que ça va s’arranger. Mais il faut être prudent : les temps de la fin, ce n’est pas dans 30 ans, parce que si oui, ne perdez pas de temps à lire mon livre ! Il faut que ce soit suffisamment proche pour que ce soit sensible, et suffisamment lointain pour que ça vaille le coup de réfléchir aux circonstances morales de la chose. Je pense au processus, quoi. Le paradoxe de ce genre de livre, c’est qu’on n’a pas du tout envie de l’écrire et le contenu ne fait pas du tout plaisir à l’auteur. Je ne découvre aucune volupté à penser des choses comme ça, mais je pense que la question du mal et de ses effets est systématiquement poussée sous le tapis.

Vous dites en effet que nous sous-estimons la malfaisance, dans un tel contexte. Or, il me semble que la réflexion sur le mal est quelque chose d’assez rare, qui est peut-être trop associée à la religion ?

Exactement. J’ai énormément travaillé sur ces questions, notamment sur Sade. C’est-à-dire que ce n’est pas simplement un vieux problème, c’est carrément devenu un problème de vieux, le mal. Vraiment. De vieux profs de philo à l’ancienne. C’est vachement impressionnant de voir qu’en réalité, on peut tout à fait donner une texture sensible et moralement mobilisatrice à cette question-là en invoquant l’idée de fin du monde comme ça. Mon livre, qui est un livre de morale, ne pose pas seulement la question du mal, mais la question du bien. Il y a un exemple qui est très sensible pour les lecteurs dans mon livre. Celui de l’hiver 1944, ou l’état-major allemand a décidé d’arrêter les trains de munitions pour le front de l’Est pour laisser passer les trains des Juifs hongrois qui devaient être assassinés à Auschwitz. Ces gens-là qui ont pris cette décision savaient pertinemment qu’ils ne vivraient pas assez longtemps pour pouvoir jouir du résultat de leur choix. Ça ne les a absolument pas empêchés de le faire. C’est important de penser qu’il y a des figures du mal qui peuvent être accomplies par principe. Plus on approche de la fin, plus elle est datable, plus quelque chose de cet ordre-là pourrait reprendre du poil de la bête.

Vous donnez d’autres exemples, comme ces gens climatosceptiques qui trafiquent leurs voitures pour brûler plus de pétrole ou ces riches qui s’achètent des terres et des îles, et vous n’excluez pas un recours à la violence réfléchie comme réaction de survie.

Cela renvoie aux travaux que j’ai faits, dans mes autres livres, sur l’individualisme moderne. Il y a une certaine forme de violence que nous ne devons peut-être pas déléguer à l’État, aux gouvernements et à la police. J’ai été très admiratif des « valve turners », et d’ailleurs mon livre leur est dédié : ces gens qui ont coupé le pipeline qui descend de l’Alberta pour aller brûler les sables bitumineux dans les raffineries de la Louisiane. Ils l’ont fait à visage découvert, en donnant leur nom, et ils ont foutu un très beau bordel dont je dois dire que je me réjouis. Le fait qu’ils soient à visage découvert, ça fait que collectivement, on est responsables qu’il ne leur arrive quand même pas grand-chose. Et qu’on ne peut pas se laisser faire complètement. Je ne suis pas du tout pour la guerre civile, mais je pense qu’il y a des formes de violence, réfléchies, à inventer. Il y a des choses qu’on doit faire même si ce sont des illégallismes. C’est sensible en Europe où les partis populistes, voire d’extrême droite, eux, ne se gênent pas pour s’autoriser des illégalismes tandis que les braves libéraux gentils et démocrates comme moi se font tondre la laine sur le dos. Parce que nous n’osons pas utiliser notre autonomie et notre liberté pour nous opposer à des choses qui sont absolument catastrophiques et dont nous sommes parfaitement avertis.

Vous avez de bons mots pour la science-fiction postapocalyptique qui illustre, dites-vous, « des élans et des passions dont les habitants du monde d’avant s’étaient montrés incapables ».

J’y tiens beaucoup. J’ai pensé à Cormac McCarthy, comme tout le monde, mais il y a en fait une production considérable, je ne me rendais pas compte que c’était un genre littéraire aussi prolixe. Je pense qu’en fait, c’est comme la littérature utopique de la Renaissance. Je fais l’hypothèse que notre sensibilité au mal et à la catastrophe, et ses circonstances politiques, est façonnée de façon souterraine par ce genre particulier de littérature, et que c’est beaucoup plus efficace que les déclarations du GIEC. McCarthy, il n’est pas coincé par les pudeurs, il envisage véritablement que les gens puissent se comporter de façon diabolique…

Le Mal qui vient

Pierre-Henri Castel

Éditions du Cerf

127 pages

EXTRAIT

« C’est un cliché que de se lamenter sur notre insensibilité au désastre qui se profile. Jaspers, Anders ou Jonas s’en scandalisaient : comment ne pas se sentir éthiquement contraint à militer pour la paix en ces temps de potentiel holocauste nucléaire ? Comment secouer les âmes ? Comment transformer l’angoisse paralysante en impulsion collective au salut ? Or, à mon avis, ces temps aussi sont révolus. Vu le genre de fin qui s’annonce, ne pourrait-on pas, au contraire, envisager qu’il est tout simplement impossible de convaincre un nombre croissant d’entre nous qu’il n’est pas déjà trop tard ? »

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