Terrebonne — L’air est frisquet en ce vendredi matin d’octobre. Au fond de son jardin sous les arbres, Pedro Ibaceta-Carter se réchauffe près d’un feu de camp. Sa tasse de café à la main, il nous rencontre dans ce qu’il appelle son « havre de paix ». Un arc et des flèches sont déposés à ses côtés.
Caporal à la retraite, l’homme de 43 ans a participé à quatre missions en Afghanistan. « À l’instant où j’y ai mis les pieds, j’ai été brisé. J’ai vu la tristesse, la douleur, la mort, l’horreur. J’ai vécu dans la peur, j’ai entendu des bombes et des balles pendant des jours. J’ai senti des odeurs insoutenables. J’ai souvent été réveillé par l’alarme en pleine nuit, prêt à tout. »
Des larmes emplissent ses yeux clairs.
« Je ne peux pas tout raconter, il y a des choses qui m’appartiennent. Même devant son pire ennemi, ce n’est pas facile de tirer. »
— Pedro Ibaceta-Carter
Il a ce souvenir d’un enfant devant lui. « On me criait de le tirer, mais l’émotion a pris le dessus, j’ai figé, j’ai été incapable. Je revois encore son visage. »
C’était son choix d’être dans une unité déployable, d’être sur le terrain, alors il a enfoui son mal-être grandissant. Il était même le blagueur des troupes. « Je ne voulais pas être rétrogradé et perdre mes missions. Je voulais aider, protéger. Des enfants et des femmes se font violer là-bas, les gens sont menacés par les terroristes », dit-il, des trémolos dans la voix.
Orgueilleux et fier, il ne voulait pas mettre le genou à terre. « J’ai grandi au Chili, j’ai été élevé comme un homme. Ça ne pleure pas, ça reste fort, c’est le pilier de la famille. Et dans l’armée, on nous lance à répétition : “Êtes-vous fiers ?” Je vous garantis que pas une journée il n’y avait de la poussière sur mes souliers. »
Calmer le monstre
Cette fierté s’est envolée quand il a été poussé à la retraite médicale en 2014, après 13 ans de service. Il avait les genoux en bouillie. Il est désormais incapable de marcher sans béquilles. « J’ai commencé à boire une bouteille de vin par jour. » Il a alors compris que l’Afghanistan l’avait transformé. « Ça m’a rendu bizarre, violent, j’avais l’impression d’être quelqu’un d’autre. J’ai eu peur de moi-même. J’ai dû travailler à calmer le monstre en moi. »
S’il est encore en vie, c’est par amour pour ses quatre enfants et sa femme. « Si je ne les avais pas, je ne serais pas ici pour vous parler. Je lutte constamment contre le suicide, contre cette pensée qui me hante. La psychothérapie m’a beaucoup aidé. Je trouve peu à peu des trucs pour être en paix », dit-il, en regardant le feu valser.
Le sport, qu’il pratique depuis peu, est l’étincelle qui lui permet maintenant d’envisager un avenir.
« Ça a changé ma vie »
À son doigt, Pedro porte fièrement un anneau d’argent sur lequel est gravé le mot « Invictus ». « Quand je suis stressé, je le tourne et ça m’aide. Ça me rappelle ce que je suis en train d’accomplir, c’est une grande réussite. »
Il est du grand rassemblement sportif qui s’ouvre aujourd’hui à Sydney, en Australie. Les Jeux Invictus, inspirés des Jeux paralympiques, sont destinés aux militaires et vétérans blessés. Il fait partie des 40 Canadiens sélectionnés sur 700 candidatures.
« Quand j’ai reçu la lettre par courriel, j’étais tellement nerveux. Je n’y croyais pas ! Ça a complètement changé ma vie, je suis un homme nouveau ! », s’exclame-t-il. À Sydney, il concourra au tir à l’arc, à la natation, à la voile et au basketball en fauteuil roulant. « Je ne savais rien faire de tout ça au départ. J’ai simplement coché les épreuves qui m’intéressaient. Je partais de zéro. »
Il a avalé la tasse dans la piscine, a collectionné les ecchymoses en tirant à l’arc. « Je voulais tellement réussir. » Pour s’entraîner chez lui, là où il est bien, il s’est bricolé une cible rétractable dans son cabanon.
Sa femme, militaire, l’a guidé. « C’est ma meilleure coach. J’ai l’impression d’être devenu un athlète. Pendant l’entraînement, je vivais une vie d’athlète, je m’alimentais comme un athlète, j’ai perdu du poids, j’ai amélioré ma technique. Je suis passé à travers l’entraînement malgré une incapacité presque totale de mes jambes, c’est ma médaille. »
Pour ses enfants
« Les Jeux Invictus, ça te donne un beau but dans la vie, ça te réveille l’esprit. Ma carrière de militaire s’est terminée contre mon gré, j’en ai longtemps été frustré.
« J’ai maintenant une seconde chance de représenter le pays, de me retirer la tête haute. Je le fais pour mes enfants. Je leur dis toujours : n’abandonnez jamais, peu importe ce qui arrive. Je vais leur montrer que, même blessé, je peux donner mon 150 %. »
Grâce à l’entraînement, il est sorti de sa torpeur. « Ça te rappelle que tu es un soldat, que tu dois continuer à te battre dans la vie. Si tu dois tomber, relève-toi, n’abandonne pas. Quand mes genoux me faisaient souffrir en piscine, quand j’avais les poignets en feu lors d’entraînements de basketball, j’étais à nouveau un soldat. »
Dans l’équipe canadienne, il a rencontré des vétérans, blessés, qui ont vécu les mêmes difficultés. « Au début, on ne veut pas plonger dans le passé, mais ça finit par aider de vomir toute cette émotion dégueulasse qu’on a à l’intérieur. Seules les personnes qui ont fait l’armée peuvent comprendre. On se comprend même dans nos silences. »
À quelques jours de son départ vers Sydney, Pedro se sent nerveux. « Ma famille devait m’accompagner, mais il y a eu un pépin et j’y vais seul. C’est très difficile pour moi. Ma femme m’a dit : “Finis ta mission.” C’est ce que je ferai. Avec fierté. »
Les Jeux Invictus, c’est quoi ?
Créés en 2014 par le prince Harry, les Jeux Invictus sont une compétition internationale de sports adaptés pour les soldats et vétérans blessés et handicapés. L’événement devenu annuel en est à sa quatrième édition. Aux Jeux Invictus 2018, plus de 500 athlètes de 18 nations concourent dans 11 sports adaptés. Le Canada compte 40 participants, dont 6 Québécois. Cette année, les compétitions se déroulent à Sydney, en Australie, du 20 au 27 octobre.
Les sports présentés ? Le tir à l’arc, l’athlétisme, l’aviron intérieur, la dynamophilie, le cyclisme sur route, la voile, le volleyball assis, la natation, le basketball et le rugby en fauteuil roulant, ainsi que le défi de conduite.