Dans le ring avec le polygraphe
J’ai tout lu. Enfin, tout ce qu’il est humainement possible de lire en une semaine sur les manières de déjouer la machine. J’ai testé, aussi. Un nombre incalculable de trucs censés m’aider à remplir cette mission : mettre une punaise dans mes chaussures pour provoquer une douleur au bon moment (se mordre la langue fonctionne aussi, paraît-il) ; contrôler ma respiration ; penser à des scènes particulièrement choquantes ; m’enduire les doigts d’antisudorifique... Le temps file : je dois mettre une stratégie en place. Parce qu’aujourd’hui, je passe le test du polygraphe. Et je dois le battre à son propre jeu.
Est-ce que j’ai des chances de réussir ? Ça dépend à qui vous demandez. Pour Doug Williams, la réponse est claire. En 2015, l’Américain a été condamné à deux ans de prison pour avoir enseigné des techniques visant à tromper les détecteurs de mensonges. Cet ancien enquêteur de police a longtemps travaillé avec la machine avant d’en arriver à la conclusion qu’elle n’était pas plus fiable qu’un vulgaire pile ou face. Il en est alors devenu un des plus féroces détracteurs, estimant qu’elle ruine des vies. Il faut savoir que le polygraphe est l’un des outils utilisés dans les processus d’embauche de la CIA, du FBI, de la Drug Enforcement Administration et autres départements de police partout aux États-Unis. Selon les autorités, avec ses cours, Williams aidait les indésirables à passer à travers les mailles du filet, mettant du même coup la sécurité nationale en jeu. Allez, hop ! N’en fallait pas plus pour le mettre sous les verrous.
Comme le test est aussi largement utilisé chez nous, bien qu’inadmissible comme preuve en cour, URBANIA a voulu en avoir le cœur net. Peut-on mentir au polygraphe et s’en sortir indemne ? En autodidacte, je me suis lancée dans le ring.
Malgré son évidente bonhomie, Jacques Landry n’est pas là pour me faire de cadeaux. C’est lui, le polygraphiste qui sera aux commandes du fameux détecteur de mensonges. On s’est donné rendez-vous un lundi gris de janvier, dans le lobby d’un bureau d’avocats du centre-ville de Montréal, où il a ses habitudes.
Début soixantaine, barbe courte, chemise impeccable : il ressemble à un des mes oncles, pas à quelqu’un qui passe ses journées à débusquer les affabulateurs. Mais, au fond, qu’est-ce que j’en sais ? C’est la première fois que je rencontre un représentant de sa profession.
« C’est normal : on est une poignée à faire ce métier, et il n’y a pas de relève. Seuls les policiers peuvent suivre la formation, qui se donne au Collège canadien de police, et c’est très exigeant. Dans ma cohorte, on était 12 au début et 6 à la fin. C’est dur. »
— Jacques Landry
Ça, c’était au début des années 90. Après avoir gravi les échelons, notamment au sein de la division Polygraphie et Hypnose de la Sûreté du Québec (oui, de la SQ, pas du ministère de la Magie), Jacques Landry a pris sa retraite de la police en 1997 et a fondé sa propre entreprise. Depuis, il a exercé ici, en Belgique, en France et même au Congo. Sa carrière, il l’a passée à côtoyer les menteries des meurtriers, des fraudeuses et autres Pinocchio. « Cet après-midi, je fais passer le test à un homme qui est accusé par son ex-femme d’avoir agressé sexuellement sa belle-fille, une mineure », me dit-il sur le ton d’un homme que ça n’a pas (ou plus) l’air d’ébranler.
C’est le genre de cas qui l’occupe au quotidien, dans sa pratique privée. Ici, c’est l’agresseur présumé qui a embauché notre polygraphiste, convaincu que le test confirmera son innocence et que son ancienne conjointe retirera ses accusations. Parmi ses clients, on trouve aussi des compagnies d’assurances qui souhaitent, par exemple, documenter un dossier douteux de réclamation, des particuliers qui veulent en avoir le cœur net sur une question (« mon coquelicot, m’as-tu trompée avec Suzanne ? ») ou une entreprise qui soupçonne le comptable de trafiquer les livres.
Comparé à ça, je n’ai pas grand-chose à me reprocher, si ce n’est que le vol d’un paquet de gomme à l’épicerie Axep du village quand j’avais 8 ans, et pour lequel je me suis fait copieusement chicaner. Malgré tout, la vue du matériel posé sur la table de réunion devant nous me rend un peu nerveuse. Pas beaucoup, juste assez. Le même genre de stress qui m’habite quand je passe les douanes. Et si j’avais oublié que j’ai quelque chose à cacher ? Est-ce qu’il y a un fromage au lait cru dans mon bagage à main ? Tout d’un coup, j’imagine qu’on me pousse vers un cachot sombre et humide, où des mamans rats m’attendent pour me tenir compagnie. J’ai trop regardé Midnight Express... N’empêche, j’ai maintenant l’aisselle humide et ça, ça n’augure rien de bon pour la suite des choses.