OPINION

AIDE FÉDÉRALE AUX MÉDIAS Une occasion de repenser l’indépendance journalistique

Le gouvernement fédéral a annoncé le 21 novembre dernier une aide substantielle de 595 millions sur cinq ans aux médias d’information.

Cette aide, qui n’est pas un pactole, faut-il le préciser, puisqu’elle sera partagée entre de multiples organisations sur plusieurs années, vise principalement à pallier la baisse des revenus publicitaires, ces derniers étant maintenant accaparés par les géants du numérique comme Google ou Facebook.

Si ce plan a été majoritairement salué, il a également reçu sa part de critiques pour une raison particulière : la nouvelle dépendance des médias à l’égard de l’État.

Que ce soit au moyen de lettres ouvertes ou de simples commentaires sur les réseaux sociaux, de nombreux observateurs ont reproché aux médias de vouloir (re)tomber dans une forme de dépendance. L’État aura-t-il son mot à dire dans le contenu ? Les médias vont-ils « ramollir » leurs enquêtes face au pouvoir ? Les reportages seront-ils tous des demandes de subvention ?

Dépendante du capitalisme

Si ce débat a l’avantage de poser le problème de l’indépendance journalistique, nous jugeons que les critiques sont mal formulées. Si la presse est bien dépendante de quelque chose aujourd’hui, ce n’est pas de l’État, mais bien du capitalisme et de sa forme la plus contemporaine qui est le capitalisme financier.

Pour ne prendre que des exemples québécois, les médias de Québecor sont soutenus par l’entreprise de télécommunication Vidéotron qui génère 98 % des profits de l’empire. Transcontinental (TC Média) et Power Corporation (ce dernier ne soutient plus le journal La Presse, mais a quand même injecté 50 millions dans sa restructuration) sont des multinationales fonctionnant dans la spéculation boursière. En ce sens, au lieu d’être vu comme une mauvaise idée, le soudain intérêt de l’État pour les médias pourrait être considéré comme une occasion de réparer l’erreur historique commise par la presse au XIXe siècle : celui de quitter la politique pour embrasser les bras du capitalisme.

Tournant historique

Il est généralement admis que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la presse dite « d’opinion » soutenue par les partis politiques a cédé sa place à la presse dite « objective, grand public et commerciale » visant la quête de profit par la publicité. Cette transition, qui s’effectue d’abord dans les pays anglo-saxons et plus graduellement dans les pays européens comme la France, est permise par de multiples développements : le passage de la manufacture à l’industrie, la création du télégraphe et les premières théories économiques néoclassiques publicisant les notions de valeur par utilité et de libre-marché.

Le destin de la presse commerciale devient alors couplé à celui des formes institutionnelles du capitalisme. Par exemple, l’époque post-1945 qualifiée de « fordisme » stimule la consommation de masse et le développement de technologie décisive comme la télévision. C’est l’âge d’or de la presse commerciale : les médias profitent de la croissance exponentielle de la publicité grand public.

Or, depuis la troisième révolution industrielle dans les années 70-80 et surtout la transition vers le capitalisme financier, le modèle entre en crise. Les revenus publicitaires ne cessent de décroître. Le développement des technologies de l’information et de la communication vient gruger la manne publicitaire des médias de masse.

Face à ce déclin des revenus, les médias choisissent de faire des coupes : moins de bureaux à l’étranger, moins d’enquêtes et, au contraire, plus de spectacles et de faits divers. 

C’est le refrain trop connu de la marchandisation de l’information. Mais il y a plus.

Choisir sa dépendance

À vrai dire, le véritable problème des médias de masse aujourd’hui n’est pas que Google et Facebook capturent 80 % des revenus publicitaires comme les observateurs le répètent si souvent. Le problème est plutôt que les médias commerciaux sont entrés dans la phase machinique et cybernétique du capitalisme financier. Les articles sont produits par des robots qui produisent des données qui produisent des robots. La Bourse réagit aux signaux émis par la Bourse elle-même (voir les travaux de Peter A. Thompson). Des médias comme Bloomberg sont l’archétype de ce modèle, alors que les articles sont produits en temps réel par des algorithmes pour venir directement alimenter la valeur des actions en Bourse.

Tandis que les journalistes politiques couvrent les moindres polémiques se déroulant dans l’enceinte des parlements nationaux, le véritable pouvoir joue ses cartes dans les assemblées d’actionnaires et dans les couloirs de la Bourse.

Mais trop sensibles aux opinions des spéculateurs, les journalistes restent à l’écart du capitalisme financier et la réalité est constamment cadrée en faveur de l’élite économique.

En ce sens, au lieu d’investir des sommes folles dans une course aux technologies les plus inutiles et dotées de capacités informationnelles quasi nulle comme la réalité virtuelle et le blockchain5, les médias devraient sans doute prendre du recul et considérer la main tendue de l’État comme une occasion historique : celle de délier ses chaînes du capitalisme financier et de repenser définitivement leur (in)dépendance.

Comme l’écrit le chercheur Robert McChesney dans son livre The Political Economy of Media, nous n’aurions jamais accepté que l’État fasse des coupes dans le journalisme international et qu’il abolisse le journalisme local pour encourager de plus en plus la couverture médiatique du monde des célébrités, des faits divers et du sport. C’est pourtant ce que les multinationales nous ont imposé. Il s’agit peut-être du grand avantage d’un univers médiatique financé par l’État : au moins, nous n’aurions pas peur de protester contre les coupes dans ce que nous jugeons le plus essentiel.

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