Chilly Gonzales

Dr Jekyll et M. Hyde

J’allais lui poser ma première question lorsque Jason Beck, assis devant moi, m’a signifié en relevant l’index qu’il avait oublié quelque chose. Il s’est levé d’un trait, s’est dirigé vers la valise qu’il avait déposée un peu plus loin, puis en a sorti… des pantoufles. Il a retiré ses chaussures de sport blanches, a enfilé ses savates et s’est glissé dans le personnage de Chilly Gonzales.

Chilly Gonzales est une énigme. L’identité de cet artiste iconoclaste, d’origine montréalaise et de réputation internationale, est faite de dichotomies. À la fois pianiste aux compositions subtiles et rappeur comique tonitruant, collaborateur de l’ombre de stars mondiales (Drake, Feist, Daft Punk, Jarvis Cocker) et tête d’affiche ambitieuse, dandy bourgeois et punk ironique, bon élève et enfant terrible, virtuose avant-gardiste (pour ses admirateurs) et bête de cirque (pour ses détracteurs)…

Dr Jekyll et M. Hyde, comme le démontre le documentaire Shut Up and Play the Piano, réalisé par l’Allemand Philipp Jedicke et présenté récemment dans le cadre du festival POP Montréal. Un film entièrement consacré au parcours de vie de Jason Beck et d’artiste de Chilly Gonzales, dans lequel il déclare en avoir soupé des journalistes qui posent toujours les mêmes questions niaises en entrevue (montage à l’appui).

« Ceux qui m’aiment devront apprendre à me détester », déclare-t-il, d’entrée de jeu, dans ce documentaire biographique qu’il a coproduit. Je suis de ceux qui l’aiment. Il n’y a sans doute pas d’album que j’ai davantage écouté que Solo Piano, qui l’a révélé il y a presque 15 ans. Alors je m’inquiétais un peu de savoir qui au juste j’allais interviewer…

« Ce que tu as vu au début du documentaire, ça date de 2000 ! », m’a-t-il dit, pour me rassurer. 

« Je suis un peu moins provocateur pour être provocateur. J’ai un peu plus intégré mes côtés bon élève et enfant terrible, même dans mes concerts. »

— Chilly Gonzales

Ce sera le cas, précise-t-il, vendredi et samedi à la Maison symphonique de Montréal, où il interprétera différentes pièces de son répertoire, en particulier de l’élégante série Solo Piano, dont le troisième tome est paru le mois dernier.

« Ma vie a changé, dit le musicien (pour me rassurer toujours). J’ai beaucoup moins à faire mes preuves. Je me suis assez nourri du renforcement d’ego qui va avec le fait d’être sur scène tout le temps. Ce n’est plus la performance en permanence. J’ai 46 ans. Je vis à Cologne. Je ne suis pas dans une grande ville. Dans ma vie perso, il y a des choses qui ont évolué, qui n’ont rien à voir avec ma carrière. Pendant très longtemps, j’ai voulu incarner Chilly Gonzales 24 sur 24. Maintenant, ce n’est plus le cas. »

J’avais suggéré que la rencontre ait lieu dans un endroit qui lui est significatif. Il a choisi la salle de concert de la faculté de musique de l’Université McGill, où il a fait ses études de composition classique, au milieu des années 90. Lorsque je suis arrivé au pavillon Schulich, il venait de renouer avec un ex-camarade de classe, devenu professeur, autrefois tromboniste du groupe qu’il avait monté avec des musiciens de jazz.

« J’étais déjà très provocateur à l’époque, explique-t-il. J’ai fait mes études théoriques en musique classique et mes études pratiques en jazz. Et j’ai choisi de faire mon examen final dans un pub, devant public. Ça ne se faisait pas à l’époque, mais McGill a été assez ouverte pour me permettre de faire mon chemin à moi et de dépoussiérer une approche que je jugeais trop académique. » 

« Ça s’entend dans ma musique aujourd’hui, ces deux choses : la théorie de la musique classique et un style de jeu plus jazz au piano. »

— Chilly Gonzalez

Visiblement soucieux de son image, il demande que la séance de photo se fasse au terme de l’entrevue, le temps de se mettre dans la peau (et les vêtements) de Chilly Gonzales. Distrait par le déclenchement de l’appareil du photographe, il interrompt notre conversation afin de s’assurer qu’il ne s’agit que de tests de lumière (c’est le cas).

Ayant vécu et travaillé à Paris, Gonzales s’exprime dans un français davantage truffé d’expressions franco-françaises que québécoises, mâtiné d’un charmant accent anglais.

Il prononce le mot « provocation » (ou « provoc’ ») cinq fois au cours des deux premières minutes de l’entrevue. Celui que ses amis surnomment Gonzo a en effet un côté Andy Kaufman incontestable. Il s’est autoproclamé génie musical. En parlant du poème posthume de Leonard Cohen (Kanye West is Not Picasso), j’ose une comparaison entre son personnage de Chilly et Kanye West, pour la mégalomanie et l’arrogance. Est-ce fait, de son côté, avec un clin d’œil ? « Tongue in cheek », comme on dit à Toronto (où il a grandi) ?

« Dude, même moi, je ne le sais pas ! me répond-il en anglais. C’est aussi un mystère pour moi. Ce n’est pas juste un truc de cirque. Il y a quelque chose en moi, un fantasme d’impunité, de génie musical, d’arrogance, qui ressort un peu tout seul quand je monte sur scène. Peut-être que c’est aussi le cas pour quelqu’un comme Kanye West, que je ne connais pas bien. Ce n’est pas mon rappeur ni mon musicien préféré. Surtout, j’ai des réserves sur ses goûts politiques que je ne partage pas… »

Il hésite un instant, se tait, puis soudainement se rebiffe. « Je ne veux pas parler de Kanye. Désolé ! Je ne veux pas que cette entrevue devienne à propos de lui. » Je lui fais signe que j’ai compris. Et pourtant, sans se faire prier, il en rajoute : « Kanye West en dit trop sur lui. Il vit dans une famille de téléréalité. Moi, je suis très prudent de ne pas révéler certaines choses. J’aime bien parler de mon père [le président fondateur de l’entreprise de construction et d’exploitation minière canadienne Aecon], parce que ça marche bien dans la mythologie de ce que je fais. La raison pour laquelle je suis attiré par le rap est beaucoup liée à mon père et à sa religion du succès. Je suis prêt à parler de ça, mais pas de ma vie personnelle, de ma vie intime. Personne ne sait si j’ai une famille, ou si je suis gai. Et c’est parfait comme ça. » 

« À chaque artiste de tracer sa limite. Je ne vomis pas toute ma vie. De ne rien partager, je trouve ça triste. C’est une occasion ratée de créer des liens avec le public. Mais en partager trop, ça montre un manque d’amour-propre. »

— Chilly Gonzales

Il ne manque pas d’amour-propre, manifestement, et il en révèle assez pour susciter beaucoup d’intérêt médiatique, notamment en Europe, où il a eu droit récemment à de grands portraits dans Le Monde et Libération. Il n’en serait rien, bien sûr, si sa musique n’était pas à l’avenant. Il a aussi reçu des critiques élogieuses pour le troisième volet de sa série Solo Piano (quatre étoiles dans le Guardian de Londres, notamment).

Est-ce que cet album conclut une trilogie ? « Je crois que c’est la fin, oui. Il y a quelque chose de très fort dans le concept d’une trilogie. Faire des albums dans cette série était particulièrement dur chaque fois, parce que j’avais peur de décevoir les gens. Ce n’est pas le cas avec la plupart de mes autres projets : celui avec Jarvis Cocker, la musique de chambre, le rap orchestré, etc. Faire le troisième volet d’un projet auquel les gens sont aussi attachés, I really didn’t want to fuck it up ! C’est peut-être pour ça que je dis que c’est la fin. Parce que ça me rassure ! Je veux aussi suivre mes envies et ne pas être cynique en disant : ça marche bien mes albums de piano ; je vais en faire 23 ! »

Son attachement à son alma mater est réel. Il doit à McGill, dit-il, une partie de son succès, qui selon lui réside surtout dans la discipline, le travail et la répétition. « Je compose de la manière dont je l’ai appris ici à McGill. Il y a quelque chose de très simple et épuré. C’est une routine. On n’a pas toujours le luxe de dire : je me sens inspiré aujourd’hui. Mais du moment que je pense à amener ça à un public, la forme change. L’eau se transforme en gaz. Et tout à coup, je suis un “entertainer”. Tout le côté provoc’, punk ou avant-gardiste, c’est entre moi et mon public. Ce n’est pas entre moi et mon piano. C’est vrai qu’il y a quelque chose de superficiel et presque sale dans le fait d’amener la musique à un marché. Comment respecter ça et en même temps jouer avec les codes ? Je suis bon élève quant à la musique, mais je suis enfant terrible quant au reste ! »

J’ai rencontré les deux. Dr Jekyll et M. Hyde.

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