Chronique

Une purée et ses grumeaux

Cela fait maintenant partie des habitudes de l’Empire. L’une des entités de Québecor a un produit à promouvoir ou à vendre et utilise une autre entité pour le faire. Avec le temps, on s’est habitués à cela. On s’est tellement habitués que la plupart des médias québécois ont adopté cette méthode pourvu-que-ça- demeure-de-l’information-pertinente-pour- le-public.

Mais ce qu’a fait le Journal de Montréal hier, c’est autre chose. Il a carrément exploité un sujet d’actualité afin de promouvoir l’un des produits de l’Empire. Le tabloïd a consacré sa une à l’histoire d’une jeune fille qui aurait fugué d’un centre jeunesse de Laval où elle séjournait pour aller retrouver son proxénète à Toronto.

Le gros titre « Fugueuse comme à la télé » faisait évidemment référence à la très populaire série télévisée de TVA, propriété de Québecor.

Et bang ! En cinq mots, on a passé dans un robot culinaire à 10 vitesses information et promotion pour en faire une purée pleine de grumeaux.

Je crois sincèrement que l’histoire de cette jeune fugueuse méritait d’être traitée sous forme de nouvelle. Et je ne peux qu’éprouver de la sympathie pour la mère de cette adolescente qui était interviewée dans l’article publié en page 3. Un tel cauchemar est la dernière chose que veulent vivre des parents.

Mais permettez que je vous parle du malaise, du terrible malaise, que j’ai eu en découvrant dans cet article plusieurs embranchements vers la série télévisée. Ce malaise a été doublé quand j’ai constaté qu’en page 37 du même journal – est-ce le fruit du hasard ? –, on nous annonçait que la série allait nous offrir une finale à « haute tension » et que les téléspectateurs devraient faire preuve de patience avant de découvrir ce dénouement à moins de « s’abonner au Club illico », cette plateforme de vidéo sur demande appartenant à… Québecor.

Car, comme le précise le journaliste qui signe l’article dans la section des arts, « pour 9,99 $ par mois, vous pouvez assouvir votre curiosité en vous abonnant au Club illico, qui offre les épisodes 9 et 10 ». Un peu plus et on nous disait que cet abonnement venait avec un popcorn format familial, double beurre !

Je lisais tout cela et je ne savais plus dans quel univers je me trouvais. Réalité ? Information ? Fiction ? Promotion ? Infopub ? Ou un mélange malsain de tout cela ?

Quelle sera la prochaine étape ? Mettre en une du Journal de Montréal l’histoire d’une chanteuse qui a agressé un homme pour parler de L’échappée ? Étaler l’histoire d’un jeune homme qui s’est procuré de la drogue dans un centre de détention pour parler de L’heure bleue ?

Le plus grave dans cette affaire, c’est que ce mariage de mauvais goût se fait dans une quasi-indifférence. Hier, à part quelques personnes allumées et sensibles qui ont osé écrire leur indignation sur les réseaux sociaux, personne n’a semblé remarquer cet inconcevable mélange.

Pourtant, le Conseil de presse, l’organisme qui agit comme chien de garde en matière de déontologie et d’éthique dans le monde des médias au Québec, est très clair à ce sujet. « Les journalistes et les médias d’information évitent de faire de la publicité déguisée ou indirecte dans leur traitement de l’information », écrit-on dans la section portant sur l’indépendance dans le Guide de déontologie.

Mais voilà, Québecor et ses appendices se sont désaffiliés de l’organisme en cessant de payer les cotisations annuelles. Cela n’empêche pas le Conseil de presse de regarder les plaintes formulées à l’égard de Québecor et de rédiger des rapports en accord avec leurs règles.

Je comprends la difficile concurrence à laquelle les médias sont confrontés. Je comprends qu’il faut trouver de nouveaux moyens pour tenir tête aux géants. Mais tout en cherchant des stratégies qui seront efficaces, laissons l’information au monde du réel et la fiction au monde de l’imaginaire.

Tous les patrons de presse, y compris Pierre Karl Péladeau, répètent en chœur depuis plusieurs mois que le milieu québécois de l’information a besoin d’aide et d’appui. Ce n’est pas en lui faisant perdre son sérieux qu’on va l’aider à s’en sortir.

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