Infrastructures

La construction accélérée s’en vient… lentement

Le remplacement complet d’un pont en une fin de semaine, cela se fait déjà un peu partout en Amérique du Nord, en Asie, en Europe. Mais pas au Québec. Une expérience au résultat encourageant réalisée l’an dernier sur un pont de la route 138, à Godbout, sur la Côte-Nord, pourrait faire bouger les choses. Le Québec possède les connaissances, les fournisseurs et la technologie pour le faire. Il ne reste qu’à oser prendre le virage.

Infrastructures

La Côte-Nord et Portneuf comme point de départ

Mis à part le fait qu’il a l’air flambant neuf, le pont de la route 138 au-dessus de la rivière Godbout, dans la municipalité du même nom, sur la Côte-Nord, semble tout aussi ordinaire que n’importe quel autre ouvrage d’art. Il a été érigé en huit mois, l’an dernier, en remplacement d’un pont du début des années 60 qui n’en menait pas large.

Tout était à refaire. Les fondations, les culées, les piles, le tablier. Si l’on s’en était tenu à une construction conventionnelle, il ne serait pas terminé. Il aurait fallu au moins une autre saison de travaux pour finir le travail. Les automobilistes de la Côte-Nord, qui n’ont pas le luxe d’un itinéraire de rechange, auraient passé l’hiver à circuler sur des voies rétrécies.

Le pont étant situé au bas d’une côte, avec les hivers qu’on connaît sur la Côte-Nord, ce n’était pas une solution acceptable, dit l’ingénieur Étienne Gill-Lachance, de la direction des structures du ministère des Transports, de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports (MTMDET).

« Il y avait un enjeu de sécurité majeur, dit l’ingénieur. Nous avions à développer une solution pour ramener le projet à l’intérieur d’une année. On a décidé d’utiliser des dalles de béton préfabriquées avec des joints en béton fibré à ultra-haute performance (BUFP) afin de raccourcir les délais. Nous avons terminé les travaux le 22 décembre. »

C’est donc un peu par la force des choses que le MTMDET a finalement eu recours à une méthode dite ABC (pour accelerated bridge construction), déjà largement utilisée en Ontario, aux États-Unis, en Europe et en Asie, et qui permet de raccourcir considérablement les délais de construction des ponts (voir l’onglet suivant).

Une vingtaine de ponts ont été remplacés en Ontario, depuis 2007, en utilisant une combinaison de technologies éprouvées dont le recours à des dalles, à un tablier ou même à un pont entier préfabriqués, pour remplacer des ponts à haut débit de circulation sur des autoroutes comme la 417 ou la 403… en une fin de semaine.

Selon Bruno Massicotte, ingénieur et professeur titulaire au département des génies civil, géologique et des mines à Polytechnique Montréal, la méthode ABC a été utilisée pour le remplacement d’au moins 150 ponts depuis 10 ans seulement dans le nord-est de l’Amérique du Nord, et est déjà largement utilisée ailleurs dans le monde.

« On a tout ce qu’il faut pour le faire aussi au Québec, assure-t-il. La recherche qui se fait sur les matériaux et les technologies de construction est de grande qualité. On est même en avance sur d’autres juridictions, mais pour toutes sortes de raisons, au Québec, c’est le passage de la recherche à l’application qui ne se fait pas. Mais ça s’en vient. »

Le frein Charbonneau

Le professeur Massicotte, une sommité au Québec en ingénierie des structures, tente depuis huit ans de créer une chaire de recherche sur la construction accélérée des ponts. La construction accélérée, explique l’ingénieur, il ne suffit pas qu’un gouvernement décide d’en faire pour que ça se fasse.

« C’est une manière de faire complètement différente, affirme-t-il. Ça nécessite une collaboration étroite entre le Ministère et l’industrie. Il faut changer les devis, les méthodes de construction, les modes d’appel d’offres, et avoir des entreprises qui peuvent faire le travail. Ça avançait bien jusqu’au début des années 2010, quand tout à coup est arrivée la commission Charbonneau [sur la corruption dans la construction]. Tout le monde a fait : Freeze ! »

Il n’y avait pas de corruption dans la recherche ou les échanges de connaissances, dit-il. Mais la commission d’enquête a eu l’effet de figer les rapports entre le gouvernement, les fonctionnaires et les entreprises privées.

« Il n’y avait plus personne qui osait se parler, de peur que ce soit mal vu ou interprété. Ça fait que depuis quatre ou cinq ans, même si on a les connaissances et la technologie, ça n’avance pas. »

— Bruno Massicotte, ingénieur et professeur titulaire au département des génies civil, géologique et des mines à Polytechnique Montréal

M. Massicotte donne l’exemple d’un pont qui a été démoli, en début de semaine, sur la route 55, en Estrie. Sa reconstruction, prévoit-on, devrait prendre environ cinq mois. Avec la méthode de construction accélérée, assure-t-il, « on pourrait réduire le délai de moitié, ou encore plus ».

Le premier avantage de cette construction accélérée – qui peut coûter plus cher, il est vrai –, c’est que les usagers habituels de la route 55 n’auraient pas à faire un détour de 12 km durant six mois pour contourner le vide laissé par le pont disparu.

30 jours pour chaque côté du pont

« On n’expérimente pas ce genre de technique sur un ouvrage comme le nouveau pont Champlain, dit M. Massicotte. On commence sur un plus petit pont. La construction du pont Champlain utilise plusieurs techniques propres à la méthode ABC, comme le recours à des pièces préfabriquées. Construire un pont de cette ampleur en 42 mois, c’est tout un défi. »

Dans le monde de l’ingénierie, assure le professeur, l’échéancier du pont Champlain est considéré comme « très agressif ».

À Godbout, l’été dernier, les travaux de reconstruction du pont de la route 138 ont pris huit mois « parce qu’il fallait refaire les fondations et les piles du pont », dit l’ingénieur Étienne Gill-Lachance. La construction du nouveau tablier en dalles de béton préfabriquées, précise-t-il, n’a pris que 30 jours pour chaque côté du pont. On pourra faire mieux – 20 jours – quand la méthode sera rodée, assure l’ingénieur du MTMDET.

« Ce n’est pas une première, dit-il. En 2015, on a fait un pont en milieu rural, à Sainte-Christine-d’Auvergne [région de Portneuf], entièrement construit en pièces préfabriquées. »

« Le but n’était pas de faire une construction accélérée, mais d’expérimenter la préfabrication. C’était un petit pont. Avec le pont de Godbout, on en fait un plus gros. À mesure qu’on va en faire, on va maximiser les gains de temps et d’efficacité. »

— Étienne Gill-Lachance, de la direction des structures du MTMDET

« À la direction des structures où je travaille, dit M. Gill-Lachance, on a pour objectif de développer ce créneau des remplacements accélérés. Nous sommes à élaborer un guide, des documents pour aider les décideurs et les chargés de projet à identifier des projets qui pourraient se faire en mode accéléré. Remplacer un pont en un week-end, c’est le summum. Ça coûte plus cher, mais il y a tout un coût social qu’on pourrait éviter à la population. 

« Il nous reste encore bien du travail à faire au Ministère, conclut-il, mais je pense que ça s’en vient. »

Infrastructures

Des exploits d’ingénierie époustouflants

Partout en Occident et en Asie, les méthodes de construction accélérée sont utilisées depuis au moins une dizaines d’années pour les infrastructures de transport. Voici quelques exemples.

Pont de Kertch entre la Russie et la Crimée

L’inauguration au début de la semaine du « pont Poutine » entre la Russie et la Crimée a une fois de plus attiré l’attention sur ces gigantesques travaux de construction réalisés en des temps extrêmement courts à grand renfort de milliards de dollars et de milliers de travailleurs. Le pont à quatre voies (deux par direction), qui fait presque 20 km et qui accueillera un train d’ici à la fin de 2018, a été construit en 27 mois pour environ 4,7 milliards. Les motivations politiques (pour ne pas dire impérialistes) de Moscou ont, sans le moindre doute, joué un rôle déterminant dans cette réalisation accélérée pour laquelle on n’a pas lésiné sur les moyens, comme en témoigne cette vidéo diffusée par un média russe.

Pont Qingdao-Haiwan, en Chine

Les Chinois ont fait encore mieux avec la construction du pont Qingdao-Haiwan, le plus long du monde construit en milieu marin. L’ouvrage lui-même fait près de 27 km, mais il fait partie d’un complexe routier de 41,6 km construit sur la baie de Jiaozhou, entre les villes de Qingdao et de Huangdao. Achevée en 2011, sa construction a pris quatre ans, soit à peine six mois de plus que l’échéancier prévu du pont Champlain, qui fait environ 3,5 km de longueur. Elle a mobilisé 10 000 travailleurs. Les informations sur le coût de cet ouvrage colossal varient énormément selon les sources, de 3 à 9 milliards de dollars canadiens. Son record du pont le plus long en milieu marin tiendra encore quelques mois jusqu’à l’inauguration, en juillet prochain, du pont de Macao, qui fera plus de 50 km de longueur.

sous l’autoroute 12 aux Pays-Bas

Les gigantesques ouvrages mentionnés précédemment ont été construits dans des conditions qui sont peu comparables à celles qui prévalent dans les pays industrialisés occidentaux. Aux États-Unis, au Canada ou dans les pays européens, le concept de construction accélérée s’applique davantage à des ouvrages plus modestes mis en place en très peu de temps grâce à des modules préfabriqués. C’est le cas de ce tunnel de 70 m installé sous l’autoroute 12 près d’Arnhem, aux Pays-Bas, en une fin de semaine. Le tunnel construit d’avance, installé sur des rails, a été littéralement glissé en place. Il ne restait alors qu’à reconstruire les raccordements entre la route et la structure préfabriquée. La circulation a été rétablie sur la route A12 le lundi matin.

Pont Sanyuan à Pékin, en Chine

La méthode dite ABC (pour accelerated bridge construction), qui se répand partout dans le monde, est surtout préconisée pour le remplacement ou la construction d’infrastructures vitales à très haut débit de circulation, où la présence d’un chantier de plusieurs mois n’est pas envisageable. C’était le cas du pont Sanyuan à Pékin, une structure d’étagement de 180 m de longueur utilisée chaque jour par plus de 200 000 véhicules. En novembre 2015, le pont en fin de vie utile a été démoli et une nouvelle structure de 1300 tonnes a été installée à sa place, asphaltée, et mise en service en… 43 heures ! Un chantier traditionnel pour une infrastructure de cette importance aurait pris entre deux et trois ans. La vidéo accélérée de cet exploit d’ingénierie a rapidement fait le tour du monde.

Le pont Aberdeen, à Hamilton (Ontario)

Le ministère des Transports de l’Ontario a déjà une vingtaine de reconstructions de pont de type ABC à son actif. Le remplacement du pont Aberdeen, à Hamilton, sur l’autoroute 403, se distingue toutefois par la complexité de la structure mise en place. Ce pont à deux travées était, selon le ministère des Transports, la première structure multitravée installée en Amérique du Nord selon cette méthode accélérée lors de sa réalisation, en juillet 2010. L’ancien pont a été démoli et remplacé par une structure préfabriquée construite à côté du pont, mise en place grâce à un puissant chariot automoteur. L’opération a pris 51 heures. Une reconstruction traditionnelle aurait pris entre 10 et 12 mois, avec les inconvénients qui en auraient découlé sur le plan de la circulation.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.