Mis à part le fait qu’il a l’air flambant neuf, le pont de la route 138 au-dessus de la rivière Godbout, dans la municipalité du même nom, sur la Côte-Nord, semble tout aussi ordinaire que n’importe quel autre ouvrage d’art. Il a été érigé en huit mois, l’an dernier, en remplacement d’un pont du début des années 60 qui n’en menait pas large.
Tout était à refaire. Les fondations, les culées, les piles, le tablier. Si l’on s’en était tenu à une construction conventionnelle, il ne serait pas terminé. Il aurait fallu au moins une autre saison de travaux pour finir le travail. Les automobilistes de la Côte-Nord, qui n’ont pas le luxe d’un itinéraire de rechange, auraient passé l’hiver à circuler sur des voies rétrécies.
Le pont étant situé au bas d’une côte, avec les hivers qu’on connaît sur la Côte-Nord, ce n’était pas une solution acceptable, dit l’ingénieur Étienne Gill-Lachance, de la direction des structures du ministère des Transports, de la Mobilité durable et de l’Électrification des transports (MTMDET).
« Il y avait un enjeu de sécurité majeur, dit l’ingénieur. Nous avions à développer une solution pour ramener le projet à l’intérieur d’une année. On a décidé d’utiliser des dalles de béton préfabriquées avec des joints en béton fibré à ultra-haute performance (BUFP) afin de raccourcir les délais. Nous avons terminé les travaux le 22 décembre. »
C’est donc un peu par la force des choses que le MTMDET a finalement eu recours à une méthode dite ABC (pour accelerated bridge construction), déjà largement utilisée en Ontario, aux États-Unis, en Europe et en Asie, et qui permet de raccourcir considérablement les délais de construction des ponts (voir l’onglet suivant).
Une vingtaine de ponts ont été remplacés en Ontario, depuis 2007, en utilisant une combinaison de technologies éprouvées dont le recours à des dalles, à un tablier ou même à un pont entier préfabriqués, pour remplacer des ponts à haut débit de circulation sur des autoroutes comme la 417 ou la 403… en une fin de semaine.
Selon Bruno Massicotte, ingénieur et professeur titulaire au département des génies civil, géologique et des mines à Polytechnique Montréal, la méthode ABC a été utilisée pour le remplacement d’au moins 150 ponts depuis 10 ans seulement dans le nord-est de l’Amérique du Nord, et est déjà largement utilisée ailleurs dans le monde.
« On a tout ce qu’il faut pour le faire aussi au Québec, assure-t-il. La recherche qui se fait sur les matériaux et les technologies de construction est de grande qualité. On est même en avance sur d’autres juridictions, mais pour toutes sortes de raisons, au Québec, c’est le passage de la recherche à l’application qui ne se fait pas. Mais ça s’en vient. »
Le frein Charbonneau
Le professeur Massicotte, une sommité au Québec en ingénierie des structures, tente depuis huit ans de créer une chaire de recherche sur la construction accélérée des ponts. La construction accélérée, explique l’ingénieur, il ne suffit pas qu’un gouvernement décide d’en faire pour que ça se fasse.
« C’est une manière de faire complètement différente, affirme-t-il. Ça nécessite une collaboration étroite entre le Ministère et l’industrie. Il faut changer les devis, les méthodes de construction, les modes d’appel d’offres, et avoir des entreprises qui peuvent faire le travail. Ça avançait bien jusqu’au début des années 2010, quand tout à coup est arrivée la commission Charbonneau [sur la corruption dans la construction]. Tout le monde a fait : Freeze ! »
Il n’y avait pas de corruption dans la recherche ou les échanges de connaissances, dit-il. Mais la commission d’enquête a eu l’effet de figer les rapports entre le gouvernement, les fonctionnaires et les entreprises privées.
« Il n’y avait plus personne qui osait se parler, de peur que ce soit mal vu ou interprété. Ça fait que depuis quatre ou cinq ans, même si on a les connaissances et la technologie, ça n’avance pas. »
— Bruno Massicotte, ingénieur et professeur titulaire au département des génies civil, géologique et des mines à Polytechnique Montréal
M. Massicotte donne l’exemple d’un pont qui a été démoli, en début de semaine, sur la route 55, en Estrie. Sa reconstruction, prévoit-on, devrait prendre environ cinq mois. Avec la méthode de construction accélérée, assure-t-il, « on pourrait réduire le délai de moitié, ou encore plus ».
Le premier avantage de cette construction accélérée – qui peut coûter plus cher, il est vrai –, c’est que les usagers habituels de la route 55 n’auraient pas à faire un détour de 12 km durant six mois pour contourner le vide laissé par le pont disparu.
30 jours pour chaque côté du pont
« On n’expérimente pas ce genre de technique sur un ouvrage comme le nouveau pont Champlain, dit M. Massicotte. On commence sur un plus petit pont. La construction du pont Champlain utilise plusieurs techniques propres à la méthode ABC, comme le recours à des pièces préfabriquées. Construire un pont de cette ampleur en 42 mois, c’est tout un défi. »
Dans le monde de l’ingénierie, assure le professeur, l’échéancier du pont Champlain est considéré comme « très agressif ».
À Godbout, l’été dernier, les travaux de reconstruction du pont de la route 138 ont pris huit mois « parce qu’il fallait refaire les fondations et les piles du pont », dit l’ingénieur Étienne Gill-Lachance. La construction du nouveau tablier en dalles de béton préfabriquées, précise-t-il, n’a pris que 30 jours pour chaque côté du pont. On pourra faire mieux – 20 jours – quand la méthode sera rodée, assure l’ingénieur du MTMDET.
« Ce n’est pas une première, dit-il. En 2015, on a fait un pont en milieu rural, à Sainte-Christine-d’Auvergne [région de Portneuf], entièrement construit en pièces préfabriquées. »
« Le but n’était pas de faire une construction accélérée, mais d’expérimenter la préfabrication. C’était un petit pont. Avec le pont de Godbout, on en fait un plus gros. À mesure qu’on va en faire, on va maximiser les gains de temps et d’efficacité. »
— Étienne Gill-Lachance, de la direction des structures du MTMDET
« À la direction des structures où je travaille, dit M. Gill-Lachance, on a pour objectif de développer ce créneau des remplacements accélérés. Nous sommes à élaborer un guide, des documents pour aider les décideurs et les chargés de projet à identifier des projets qui pourraient se faire en mode accéléré. Remplacer un pont en un week-end, c’est le summum. Ça coûte plus cher, mais il y a tout un coût social qu’on pourrait éviter à la population.
« Il nous reste encore bien du travail à faire au Ministère, conclut-il, mais je pense que ça s’en vient. »