Chronique

Une deuxième vie pour Noël

« Vous souvenez-vous de Rosine ? », m’a demandé Raymonde dans l’en-tête de son courriel.

Bien sûr que je m’en souvenais. Des histoires aussi belles, ça ne s’oublie pas.

Rosine ne s’appelle pas vraiment Rosine. Son vrai nom est Françoise. Une femme courageuse, originaire du Cameroun, mère de quatre enfants, dont j’ai déjà raconté l’histoire. En 2013, elle avait trouvé refuge au Canada, fuyant des menaces de mort, après que son mari eut été assassiné. D’où le pseudonyme.

On croit parfois que c’est l’eldorado pour les réfugiés dès qu’ils mettent les pieds au pays. La réalité est moins rose. Sitôt qu’elle a posé sa valise à Montréal, Françoise n’avait qu’un objectif : faire venir ses quatre enfants ici, quitte à travailler jour et nuit s’il le fallait. Mais très vite, elle a réalisé que son rêve était inaccessible pour une mère seule travaillant au salaire minimum.

C’est là qu’est intervenue une fée dans la vie de Françoise : Madeleine Desnoyers, une Montréalaise retraitée, qui a été si touchée par cette femme de courage et de volonté qu’elle a remué ciel et terre pour qu’elle puisse retrouver ses enfants et vivre dignement. Le filet social de l’État étant plein de trous pour les Françoise de ce monde, Madeleine a dû s’organiser autrement pour en tricoter un autre qui soit assez solide pour soutenir le rêve de cette mère.

Des dons pour payer les billets d’avion ? Des meubles pour l’appartement ? De la vaisselle ? De généreux inconnus ont répondu à l’appel de celle que Françoise appelle affectueusement « Maman Madeleine ». Grâce à leurs efforts conjugués, le rêve de Françoise, éternellement reconnaissante, s’est réalisé.

Alors bien sûr que je me souvenais de cette mère qui, un soir, après deux ans d’angoisse et d’efforts maximum au salaire minimum, portée par un élan de solidarité, a pu serrer dans ses bras ses quatre enfants à l’aéroport de Montréal. Tout comme je me souvenais d’autres lecteurs interpellés par son histoire qui ont voulu l’aider à passer de la survie à la vie.

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J’en reviens donc au courriel de Raymonde Fortin, une dame de Saint-Bruno-de-Montarville, qui m’a ramenée à ce souvenir. Elle était l’une de ces lectrices interpellées il y a trois ans. Je savais que, comme d’autres, elle avait proposé généreusement de venir en aide à Françoise et à sa famille.

Ce que je ne savais pas, c’est qu’avec son mari Roger, elle est entrée dans la vie de Françoise et de sa famille pour ne plus en ressortir.

Les reportages passent. L’actualité s’emballe et suscite parfois des élans éphémères. Mais parfois aussi, la générosité reste, belle et discrète. En m’apprenant que Françoise allait obtenir sa citoyenneté, Raymonde m’a fait réaliser que cette chronique se transforme parfois à mon insu en une sorte de Réseau Contact qui crée des liens durables entre gens bienveillants.

J’apprends, souvent des années plus tard, que des lecteurs touchés par une histoire n’ont pas seulement envoyé un mot d’encouragement, un don ou une proposition d’emploi – ce qui est déjà énorme –, mais qu’ils deviennent parfois des amis pour la vie. Des parrains ou marraines sur qui on sait qu’on peut toujours compter. Des gens qu’une mère réfugiée appelle spontanément un soir de décembre, en rentrant de l’usine, quand elle apprend qu’après avoir bravé bien des tempêtes, elle est enfin arrivée à destination. Pour partager sa joie et dire : « Merci. Je n’y serais jamais arrivée sans toi. »

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C’est ainsi que Françoise a appelé Raymonde, folle de joie, après avoir reçu un courriel d’Immigration Canada l’invitant à sa cérémonie de citoyenneté. « C’est mon plus beau cadeau de Noël ! »

On lui a remis ce cadeau lundi matin, dans une salle de réception bondée de la Plaza Antique, rue Sherbrooke Est. Sous un lustre géant, il y avait là 315 nouveaux citoyens de 52 pays différents. Françoise, assignée au siège 311, et ses enfants étaient les derniers sur la liste. Qu’importe. Ils se sentaient comme les premiers. « C’est un grand jour ! Je me sens tellement en joie ! »

Raymonde et Roger, qui rentraient de voyage ce jour-là, ne pouvaient assister à la cérémonie. Mais Madeleine, qui n’avait jamais imaginé qu’elle deviendrait marraine ni que cela prendrait une aussi belle place dans sa vie, y était. Elle était accompagnée de Suzanne et de Michel Renaud, qui sont aussi des anges gardiens pour Françoise et ses enfants. Pour eux, ils sont « Maman Suzanne » et « Papa Michel ».

Tout ce beau monde s’est rencontré un peu par hasard. Un jour de mai 2015, Suzanne a raconté à son ostéopathe que sa sœur emménageait avec son conjoint et qu’elle avait tout en double : des meubles, de la vaisselle, etc. « A-t-elle des choses à donner ? Parce que j’ai une cliente qui s’occupe d’une dame africaine qui veut faire venir ses enfants… » Cette cliente, c’était Madeleine.

Peu de temps après, Madeleine a trouvé une boîte de vaisselle devant sa porte. « Je ne savais pas d’où ça venait. » Ce fut suivi d’un lit, d’un congélateur, de serviettes, de draps…

C’est ainsi que Suzanne et Michel ont rencontré Françoise. Ils sont allés visiter son appartement avant l’arrivée des enfants. Ils ont fait une liste de meubles manquants : une table, des lits superposés pour la petite chambre… Ils ont pris des mesures et ont dit : « On s’occupe de tout. »

Ils sont arrivés le samedi suivant avec des meubles neufs et des ouvriers pour les monter. Michel sourit. Il est patient pour bien des choses, mais pas pour monter des meubles… « Moi, il me manque toujours une vis ! »

Depuis, Maman Suzanne et Papa Michel sont liés à Françoise et à sa famille. Comme ils habitent Ahuntsic, tout près de l’arrondissement de Saint-Laurent où habite Françoise, ils font souvent le taxi pour les enfants. Ils donnent un coup de pouce pour l’épicerie. Une inscription au camp de jour pour Karl, le cadet de la famille ? Une référence pour un emploi pour Françoise ou Robine ? Ils sont toujours là.

Lors de son 70e anniversaire, au printemps, Suzanne a même demandé à ceux qui voulaient lui offrir un cadeau de plutôt faire un don pour la famille de Françoise. « Les gens voulaient donner des cadeaux à Suzanne. Mais des toasters, on en a ! », dit Michel en riant.

Pour Suzanne, cette générosité va de soi. « C’est des gens tellement attachants ! » Michel renchérit. « Ce sont des beaux enfants. On est contents d’être dans leur vie… Ça va être des “actifs” pour la société. Ils veulent réussir », dit-il en me donnant l’exemple de l’aînée de 19 ans, Robine, en deuxième année de cégep, qui est arrivée une heure et quart d’avance pour un entretien d’embauche, et de Yorvine, 18 ans, qui se lève aux aurores pour pouvoir cumuler deux emplois en plus d’étudier au cégep le soir.

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Lundi, c’était la première fois que j’assistais à une prestation de serment de citoyenneté. En y allant, j’avoue que je ne pensais pas que ce serait aussi émouvant. Bien sûr qu’il y a quelque chose d’absurde dans le fait de devoir jurer son allégeance à la reine Élisabeth II pour obtenir sa citoyenneté. Il y a aussi quelque chose de simpliste dans cette façon de présenter l’histoire canadienne comme une histoire lisse et heureuse d’une succession de vagues d’immigrants qui se sont unis et entraidés, en faisant fi de l’histoire des autochtones.

Mais pour les nouveaux citoyens qui étaient là, l’essentiel était ailleurs.

Pour tous ces gens, tirés à quatre épingles, que la vie a amenés à déposer leurs rêves ici, ce jour marquait le plus souvent une deuxième naissance.

« Pour certains d’entre vous, le trajet a été rempli de grands obstacles, de sacrifices énormes, pour fuir l’oppression ou la guerre », a souligné la juge Marie Senécal-Tremblay. « Nous saluons ce courage aujourd’hui. »

Assise aux côtés de sa fille Yorvine et de son fils Prince, Françoise a eu des frissons en entendant ces paroles. Car ce trajet évoqué par la juge, c’était bel et bien le sien. « Ça m’a touché vraiment le cœur. »

« J’étais tellement émue. Tu ne peux pas imaginer ! Le grand moment que j’attendais est arrivé. »

Ses yeux se sont embués en repensant à son parcours. Tous les obstacles qu’elle a surmontés. La violence. L’inquiétude. La fuite. Toutes les larmes qu’elle a versées. Tous les efforts qu’elle a fournis sans compter. Tout l’amour et l’aide qu’elle a reçus. Et voilà. Elle y était. Cinq ans plus tard, à la veille de Noël, elle n’était plus seule et sans statut à l’autre bout du monde. Elle n’était plus réfugiée dans un pays froid. Elle était officiellement citoyenne. Officiellement libre. Entourée de ses enfants et de quelques-unes des personnes généreuses qui l’ont soutenue dans cette longue traversée. Maman Madeleine, Maman Suzanne, Papa Michel…

À la fin de la cérémonie, dans les premières secondes de sa deuxième vie, quelle est la première chose qu’elle a tenu à faire ? Les serrer dans ses bras.

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