occupation illégale du territoire

La chasse aux camps de chasse

La chasse à l’orignal est presque une religion en Gaspésie. Ici, la forêt publique est constellée de camps illégaux qui se transmettent de génération en génération ou sont vendus à prix fort. Mais le gouvernement a décidé de faire le ménage : l’État a le feu vert pour brûler un nombre record de 63 camps, cet hiver. Une mesure qui ne plaît pas à tous, comme l’a constaté La Presse.

Grande-Rivière, Gaspésie — Au printemps dernier, François Chiasson s’est rendu à son camp de chasse dans l’arrière-pays comme il le fait chaque année depuis 1980 : pour préparer la chasse à l’orignal.

Mais quand il est arrivé à sa petite cabane, ses jambes ont lâché. Il ne restait plus qu’un tas de cendres et de tôle. Durant l’hiver, son camp avait été brûlé par le ministère des Ressources naturelles, comme 51 autres en Gaspésie.

« J’avais acheté ça en 1980. J’avais tout là-dedans : des photos de famille, des portraits de mon père, tout, tout, tout. Tu arrivais, tu mettais des pantoufles et t’étais bien. Il ne restait plus rien. »

Depuis quelques années, Québec a décidé de s’attaquer au problème des camps de chasse illégaux partout dans la province. Mais la Gaspésie est particulièrement touchée. Cet hiver, le ministère des Ressources naturelles a obtenu un permis pour la destruction de 63 camps uniquement dans la péninsule, du jamais vu.

Ils sont des centaines en Gaspésie dans la situation de M. Chiasson. Ils occupent des camps depuis des dizaines d’années sur les terres publiques. Ils s’y rendent chasser chaque année. Mais ils sont dans l’illégalité, car ils ne possèdent pas de bail, quasi impossible à obtenir près de chez eux, dénoncent-ils.

À peu près personne n’a de bail

Dans son salon de Grande-Rivière, Bermans Minville gesticule avec ferveur. Le sujet le passionne. M. Minville, 56 ans, est président de l’Association chasse et pêche de Grande-Vallée. Il est l’un des plus farouches défenseurs des propriétaires de camp et du droit des Gaspésiens à chasser l’orignal chez eux.

« Des cinémas, on n’en a pas ! C’est tout ce qu’on a, l’orignal. Le seul sport qu’on peut faire, c’est ça, la chasse. » — Bermans Minville

M. Minville est lui-même propriétaire d’un camp, qu’il a reçu de son frère, aujourd’hui décédé.

« Dans le temps de la chasse, dans tous les petits villages le long de la côte, 90 % des hommes sont partis aux bois. Il reste les enfants et les femmes. Pis des fois, les femmes sont dans le bois aussi. La mienne, elle vient, raconte Bermans Minville. On prend une semaine de vacances à tous les automnes pis on va à la chasse. C’est comme ça. »

Selon lui, il existe plus de 1500 camps de chasse sur les terres publiques de Gaspésie. À peu près personne n’a de bail. « L’année passée, ils ont dit : on donne six baux dans le coin ici. Mais nous, on l’a jamais su. Qui a soumissionné là-dessus ? Du monde de Pratt & Whitney de Montréal », lance M. Minville, remonté.

La Gaspésie fait rêver les chasseurs de partout au Québec. L’orignal, qui pèse parfois plus de 1000 livres, est l’un des trophées les plus prisés des chasseurs. Et il prolifère dans la région.

L’automne dernier, c’est en Gaspésie qu’il s’est tué le plus d’orignaux dans la province (5450), avant le Bas-Saint-Laurent (4540) et le Saguenay – Lac-Saint-Jean (4348).

Mais les chasseurs du reste de la province qui remportent un bail de villégiature en Gaspésie ont droit à une mauvaise surprise : le territoire public est quadrillé, les Gaspésiens ont leur coin de chasse depuis des années, parfois même des camps illégaux, et il faut jouer du coude pour faire sa place.

« Les baux qu’ils font tirer, ils ne regardent pas s’il y a déjà quelqu’un là. Le pauvre monsieur s’en vient ici, pis il y a du monde partout. » — Bermans Minville

« Moi, si demain matin je décide d’aller chasser à Terrebonne, je pense pas qu’ils vont être contents là-bas. C’est un exemple que je donne, je sais pas c’est où, Terrebonne. Mais si j’arrive à côté pis je dis : “Je chasse là”, ben, je suis pas sûr que le petit monsieur va aimer ça. »

Des camps qui valent leur pesant d’or

Dans ces circonstances, avoir un camp vaut son pesant d’or. Si la plupart sont légués à des amis ou des membres de la famille, d’autres sont vendus.

Il suffit d’une simple recherche sur le site de petites annonces Kijiji pour trouver un camp à vendre pour 25 000 $. La Presse a contacté l’annonceur qui a confirmé que le camp se trouvait sur des terres publiques, sans bail. « Mais il n’y a pas de danger, le Ministère n’a jamais mis d’avis de destruction ici. Ça fait des années qu’on chasse sans problème », dit l’homme.

Pour la Fédération des chasseurs et pêcheurs, il ne fait aucun doute que ces centaines de camps de chasse participent d’une privatisation des terres publiques.

« L’appropriation du territoire, la Fédération va toujours être contre ça. Si un chasseur se fait brûler son camp, c’est que le Ministère était à la dernière limite. »

— Alain Poitras, président de la Fédération  des chasseurs et pêcheurs en Gaspésie

Le représentant de la Fédération est dans une situation délicate dans la péninsule. Il partage et défend le mandat de l’organisation pour un accès équitable aux terres publiques pour les chasseurs de partout au Québec, mais il sait que beaucoup de ses membres tiennent à leur camp.

À l’assemblée annuelle de la Fédération, la question des camps provoque toujours des débats nourris. « L’année passée, au congrès, y a un gars qui s’est levé pour parler. C’est un docteur qui a un château dans le bois. Le gars est illégal à huit cents milles à l’heure, raconte Alain Poitras. Là, il s’est crinqué. Je me suis levé et j’ai dit : “C’est assez, ces camps-là sont illégaux et on n’en parle pas ici.” Le territoire public appartient à tous les Québécois. »

« Ces gens-là ne sont pas des victimes »

Le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles assure que les destructions seront faites dans les règles de l’art. Un avis a été laissé sur chacun des 63 camps à détruire cet hiver, explique Nicolas Bégin, porte-parole du Ministère. Il affirme aussi qu’un certificat d’autorisation du ministère de l’Environnement est requis avant chaque destruction.

« Ce qu’il est important de comprendre là-dedans, c’est que c’est clair, net et précis que ces gens-là ne sont pas des victimes. Ce sont des gens qui occupent le territoire public illégalement, dit-il. On fait ça aussi par équité. Il y a des gens qui occupent le territoire en toute légalité et qui paient des droits qui, il faut le dire, ont augmenté dans les dernières années. »

Mais la façon d’opérer du gouvernement n’est pas critiquée que par des chasseurs récalcitrants. Des élus gaspésiens déplorent la manière dont est menée la campagne de destruction des camps.

Le député indépendant de Gaspé, Gaétan Lelièvre, rappelle qu’une première campagne contre les camps illégaux avait été menée dans les années 80. Puis, pendant 25 ans, dit-il, le gouvernement n’a plus détruit de camps. Des chasseurs ont donc tenu pour acquis qu’ils ne seraient jamais inquiétés. « Et là, du jour au lendemain, le gouvernement a décidé d’appliquer à nouveau la loi », explique l’élu.

« La chasse à l’orignal, c’est quasiment une religion en Gaspésie. C’est culturel. C’est très, très fort. Il y a des familles qui ne peuvent pas se réunir dans le temps des Fêtes, mais qui se voient pour la chasse. »

— Le député Gaétan Lelièvre

Le député précise toutefois ne pas s’opposer au principe de la loi.

Mercredi soir, la MRC de Côte-de-Gaspé a adopté une résolution qui demande notamment au gouvernement de s’asseoir avec les élus locaux pour « trouver une solution à long terme ».

« Par exemple, pourquoi ne pas accorder de baux aux gens déjà sur le territoire, au lieu de les faire passer par un tirage de baux sur des territoires souvent éloignés ? demande le maire de Gaspé et préfet de la MRC, Daniel Côté. Pourquoi ne pas les régulariser en les faisant payer ? Ceux qui ne veulent pas payer de bail, qu’ils s’en aillent. »

« Si c’est brûlé, je vais m’en faire un autre »

La Fédération des chasseurs et pêcheurs s’oppose toutefois à cette piste de solution. Elle y voit une forme de privatisation des terres publiques. « Si tout le monde en Gaspésie se met à payer pour garder son camp dans la forêt publique, on n’est pas sorti du bois, note Alain Poitras. Le gars va se dire qu’il paye, il va être encore plus certain qu’il est chez eux et il va dire “décâlissez” aux chasseurs qui arrivent. »

En attendant, les chasseurs récalcitrants de la Gaspésie croisent les doigts. Ils espèrent ne pas être parmi les 63 à perdre leur camp cet hiver. Bermans Minville, lui, dit n’avoir reçu aucun avis du Ministère. Mais même s’il devait retrouver son camp calciné au printemps, il n’en fait pas des cauchemars. « Si c’est brûlé, je vais m’en faire un autre. C’est aussi simple que ça », lance le chasseur.

« Ils ont laissé aller les choses pendant 100 ans, et là, ils veulent rattraper le temps perdu, poursuit M. Minville. Je sais pas s’ils vont jamais réussir. En tout cas, ça va prendre des années, pis moi, je vais être mort. »

Son camp brûlé sur sa terre

Dans ses efforts pour détruire des camps de chasse illégaux, le gouvernement a brûlé une cabane située sur un terrain privé, et donc parfaitement légale, soutient le Gaspésien Yoland Laflamme. Son petit camp a été incendié l’hiver dernier. Il était situé sur un bout de terrain qui venait de faire l’objet d’une révision cadastrale au bénéfice de M. Laflamme après des années de procédures. « J’ai appelé au Ministère et ils ont réalisé qu’ils avaient fait une erreur. Mais ils m’ont dit : “Comment ça, vous nous avez pas dit de pas le brûler !” Franchement, je vais-tu te demander la permission pour aller brûler la maison chez vous ? », raconte Yoland Laflamme, qui dit que le gouvernement lui a offert 2000 $ de dédommagement. Le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles explique de son côté que la destruction a eu lieu juste avant la révision cadastrale.

Sur la question des camps illégaux, M. Laflamme note qu’il comprend la frustration de ceux qui perdent des camps qui valent des milliers de dollars. « Mais il y en a qui se croient rois et maîtres sur des terres publiques. Il y en a des bons et des mauvais, comme partout, dit-il. Il y en a des méchants qui ne devraient pas avoir le droit d’aller dans le bois. Mais des méchants, il y en a aussi en ville. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.