Science

la pénurie insoupçonnée

Quel minerai trône au sommet du palmarès de l’extraction ? Le banal sable. Qui doit être exporté en quantités de plus en plus considérables d’un pays à l’autre. Mais depuis quelques années, les conséquences de son extraction effrénée soulèvent l’inquiétude des observateurs.

Un dossier de Mathieu Perreault

Le mauvais côté des plages

Le sable des plages de Floride vient du Mexique et des Bahamas. Les mégapoles d’Asie, elles, ont besoin chaque année de milliards de tonnes de sable, qui doit être prélevé loin dans la mer par des dragueurs dantesques. Tel est le portrait inquiétant que trace le journaliste Vince Beiser dans son nouveau livre The World in a Grain. La Presse s’est entretenue avec lui.

Pénurie

« Le tiers des comtés de Californie vont manquer de sable pour leurs projets de construction d’ici 10 à 20 ans », explique M. Beiser, qui a grandi à Vancouver et a de la famille à Montréal, en entrevue depuis la Californie. « On parle maintenant de “pic du sable” comme on a parlé du “pic pétrolier”, le moment où la production va commencer à décliner. La Chine et l’Inde construisent comme des déchaînés et la demande en Occident ne faiblit pas. Les plages en Floride doivent être complètement sablées à nouveau tous les deux ans. » La quantité de sable « produite » chaque année par les océans – la quantité de sédiments qu’y charrient les fleuves – est quatre fois inférieure à la demande mondiale, selon l’ONG norvégienne GRID-Arendal.

Dubaï

L’un des symboles les plus marquants de la frénésie de l’industrie du sable est la création de trois archipels d’îles artificielles au large de Dubaï il y a une quinzaine d’années. Au total, un demi-milliard de tonnes de sable, provenant en bonne partie d’Australie, a été utilisé pour créer ces îles. Des maisons ont été construites sur un seul des trois projets, à cause de la crise financière de 2008, mais les archipels artificiels (deux en forme de palmiers et l’autre imitant la carte du monde) ont été terminés. Dans le film Sand Wars, feu le géologue britannique Michael Welland, qui avait été le premier à braquer les projecteurs sur la crise du sable avec son livre Sand en 2009, explique que le sable du désert n’est pas propice à la création d’îles artificielles parce que ses grains sont trop ronds et glissent au fond de la mer. Un militant de l’ONG Green Planet explique dans le film : « Un proverbe disait qu’il était impossible de vendre du sable à un Arabe, mais les Australiens ont réussi. »

Dragage

Comme le sable qui se trouve au fond des océans est gratuit, les flottes de dragueurs se multiplient. Il s’agit d’une industrie exigeant des investissements importants, de 30 à 200 millions de dollars par navire, selon le documentaire Sand Wars, qui profite d’exportations entre pays atteignant maintenant 2 milliards US. « Les pays occidentaux réglementent bien les mines de sable et le dragage dans leurs eaux côtières et les rivières, dit M. Beiser. Le saccage a maintenant lieu dans les eaux côtières des pays pauvres. »

10 000 tonnes de sable par jour

Capacité du plus gros dragueur au monde, le MV Tian Kun Hao, navire chinois dont le nom évoque un monstre marin mythique

Hydrocarbures de schiste

L’exploitation du pétrole et du gaz de schiste aux États-Unis a accru la demande de sable, qui sert à maintenir ouvertes les veines où circulent gaz et liquides à travers le roc. « Avec la baisse du cours des hydrocarbures, les sociétés doivent réduire les coûts, et souvent, ça passe par l’augmentation de la quantité de sable dans le liquide injecté dans les gisements », explique Vince Beiser, dont le prochain livre portera sur la surreprésentation des problèmes de psychiatrie dans les prisons. « L’industrie a aussi besoin d’une qualité de sable bien précise. Alors il y a une pression énorme sur des régions bien précises, au Wisconsin surtout. »

Remplacements

L’industrie du ciment fait des pieds et des mains pour réduire la quantité de sable nécessaire à la construction des édifices. « Si on rend le béton plus fort avec des additifs, on réduit la quantité de béton et donc de sable nécessaire, dit M. Beiser. Mais les progrès vont moins vite que l’augmentation des besoins de l’industrie de la construction. On essaie aussi de trouver d’autres matériaux pour la structure des édifices, par exemple le bambou. Mais on utilise tellement de béton que ce n’est pas facile. Couper des dizaines de milliards de tonnes de bambous chaque année n’est certainement pas une solution viable. »

Le film

En 2013, un documentaire franco-québécois, Sand Wars, a sonné l’alarme de la surexploitation du sable. « J’ai eu l’idée en revenant du Québec, où j’avais passé deux ans pour mon documentaire précédent, Pax Americana », explique depuis Barcelone le réalisateur Denis Delestrac. « J’habite Barcelone, et après tout ce froid, j’avais hâte de retrouver la plage de la Barceloneta. J’ai eu le choc de constater qu’elle était passée de 200 à 5 mètres de largeur à cause de la construction d’une île artificielle pour un hôtel. En fouillant un peu, j’ai découvert les guerres de mafias, les problèmes écologiques. Comme le sable est aussi synonyme de plages, de souvenirs d’enfance, le sujet m’a accroché. »

Les points chauds

Contrebande, saccage environnemental, guerre entre mafias : l’appétit universel pour les plages et le ciment mène souvent à une exploitation sauvage de la nature. Sans compter les projets pharaoniques d’expansion de la terre ferme en Asie, à côté desquels l’île Notre-Dame, construite pour Expo 67 avec la terre excavée des tunnels du métro, semble bien modeste.

Du Mexique à la Floride

Le sable des plages de Floride doit provenir de plus en plus loin. « Il y a des importations massives du Mexique et des Caraïbes, le sable du dragage des voies navigables ne suffit plus », dit Vince Beiser. Chaque plage doit recevoir du nouveau sable, à un coût moyen d’une dizaine de millions US, tous les trois à six ans.

Les crevettes du Cambodge

En 2015, le Cambodge s’est hissé dans le top 10 du palmarès des exportateurs de sable, avec un total de 725 millions US, plus de 90 % au noir, selon le site environnemental Undark. Des villages entiers de pêcheurs ont vu leurs prises péricliter à cause du dragage de sable du Mékong et des rivières qui s’y jettent.

Le lézard du Texas

L’hiver dernier, le Texas a annulé le plan de protection d’un lézard vivant dans les déserts de l’ouest de l’État. Sceloporus arenicolus vivait dans des sables très appréciés par les sociétés de gaz et de pétrole de schiste. Le Texas avait dès 2012 fait des démarches pour éviter que le gouvernement fédéral ne déclare ce lézard espèce menacée.

La mine de Californie

« La Californie importe maintenant du sable de la Colombie-Britannique », explique Vince Beiser. Cela découle en partie d’une campagne menée par l’ONG Coastal Care, qui, en s’appuyant sur le film Sand Wars, a réussi à faire fermer la dernière mine de sable utilisée par l’industrie du ciment aux États-Unis, selon le réalisateur Denis Delestrac. « Après Sand Wars, j’ai eu beaucoup d’entretiens avec des politiciens et des hauts fonctionnaires. »

L’expansion de Singapour

Le Viêtnam, le Cambodge, la Malaisie et l’Indonésie ont depuis 10 ans formellement interdit les exportations de sable vers Singapour, qui depuis 40 ans agrandit son île principale au rythme de 1 % par année. « Il y a énormément de contrebande de sable, dans beaucoup de pays la corruption est trop tentante et le sable est partout. Les gouvernements ne peuvent pas surveiller l’extraction illégale », explique Denis Delestrac.

Les ambitions chinoises

L’autre grand projet d’îles artificielles est mené par la Chine en mer de Chine du Sud, dans des îlots inhabitables revendiqués par une demi-douzaine d’autres nations. Depuis 10 ans, la Chine y a construit une demi-douzaine de bases militaires, dont certaines avec des pistes d’atterrissage pour bombardiers.

La mafia du sable

Tant Vince Beiser que Denis Delestrac ont eu la confirmation de la validité de leurs projets respectifs de livre et de film après avoir lu sur les guerres opposant les différentes « mafias du sable » qui ensanglantent Bombay, en Inde. « Il y a des morts un peu partout dans le monde, dit M. Beiser. L’armée a déjà tiré sur des manifestations contre le dragage illégal au Ghana. En Chine il y a régulièrement des arrestations. » Denis Delestrac a dû modifier son horaire de tournage à deux reprises, en Inde et au Maroc, à cause de telles violences.

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