Chronique Lysiane Gagnon

La disparition des insectes

Depuis deux ans environ, il se passe des choses étranges dans la petite maison de village languedocienne où nous passons nos étés depuis une vingtaine d’années.

Les insectes ont disparu. L’été dernier, on n’a plus vu de traces des chauves-souris qui nichaient sous le toit – c’étaient nos grandes amies, parce qu’elles mangeaient les insectes. Les escadrons d’hirondelles se font rares, on entend moins les tourterelles. Les toiles d’araignées qui tapissaient les angles des fenêtres ? Disparues, elles aussi.

Même constat chez nos voisins.

En principe, ce devrait être bon débarras. Qui aime se faire harceler par des moustiques ? Mais les insectes sont les humbles tâcherons de la chaîne alimentaire : sans eux, pas d’oiseaux, pas de fleurs ni de fruits ni de plantes, puisqu’ils contribuent à la pollinisation.

Nous sommes dans une vaste région viticole. Serait-ce l’effet des pesticides et des herbicides ? Pourtant, entre les vignes et les champs d’oliviers, la région est recouverte de garrigue quasi vierge. Ferions-nous face à quelque chose de plus grand ? À une perturbation de l’écosystème qui tiendrait à des causes plus importantes que l’abus des pesticides ?

À l’autre bout du monde, d’autres constatent le même phénomène. L’un de nos amis passe ses étés à Gimli, au bord du lac Winnipeg. Non seulement les légendaires « nuages » de maringouins qui obscurcissaient le ciel manitobain ont disparu, mais il y a deux ans que notre ami ne voit plus de moustiques.

Quand on parle de dérèglements climatiques, on est souvent dans l’abstraction. Conférences internationales inintelligibles aux profanes, ours polaires, niveau des océans, banquise arctique, érosion du sol en Afrique, extinction d’animaux rarissimes dont on n’a que faire… Tout cela se passe bien loin de nos vies quotidiennes.

Les canicules des derniers étés nous ont brutalement réveillés, mais quand le mercure est à -12 °C, on ne pense plus au réchauffement climatique !

Les êtres humains sont ainsi faits qu’ils ont besoin, pour croire à quelque chose, d’y toucher et de le voir de leurs propres yeux. Le premier choc, c’est en 2000 que je l’ai eu, quand j’ai visité les somptueux glaciers qui surplombent la route qui va de Banff à Edmonton.

À chaque étape, des photos et des graphiques indiquaient aux visiteurs la progression de la fonte des glaces. Le glacier le plus imposant, celui d’Athabaska, fond de 5 mètres par année. Il a perdu la moitié de son volume depuis 125 ans. Il pourrait disparaître dans une génération.

Là, je n’étais plus dans l’abstraction. La preuve, je l’avais sous les yeux, je pouvais comparer les photos prises il y a 100 ans, 50 ans, 25 ans. Je pouvais toucher à la masse glaciale, au désolant champ de roches que son retrait avait laissé.

Oui, c’était bien un phénomène évident, tangible et concret, tout comme l’incroyable disparition des insectes dans ce jardinet du Languedoc.

Le 27 novembre, sous le titre « The Insect Apocalypse Is Here », une enquête du magazine du New York Times jetait un éclairage sur cette réalité dont on parle peu. En voici quelques points saillants.

Aux États-Unis, la population des papillons monarques a diminué de 90 % en 20 ans, et celle du bourdon rouillé, de 87 %.

En Allemagne, une association d’entomologistes a découvert que la population des insectes volants des réserves naturelles avait diminué de 75 % en 27 ans… et de 82 % durant l’été.

En Grande-Bretagne, de 30 à 60 espèces (abeilles, mites, papillons, etc.) auraient diminué en quantité.

En Europe, on a enregistré une diminution des oiseaux, apparemment due à la famine (moins d’insectes à manger) davantage qu’à la destruction de leur habitat.

En Chine, dans la vallée du Maoxi, la pénurie d’insectes pollinisateurs a forcé les fermiers à les remplacer par des humains… au coût de 19 $ US par jour par personne ! Ces travailleurs transportent le pollen des pommiers à la main au rythme de cinq à dix arbres par jour – une fraction de ce que font les insectes.

On est ici en terrain difficile. Les recherches scientifiques requéreraient de longues années de travail et des subventions considérables. Les « découvertes » sont souvent anecdotiques.

Au Danemark, des entomologistes amateurs se sont rendu compte que leurs pare-brise, sur des routes de campagne qu’ils parcouraient depuis leur enfance, étaient étrangement propres, alors qu’auparavant, des dizaines d’insectes venaient s’y écraser à chaque randonnée.

Le pire, disent les spécialistes, n’est pas tellement la disparition de certaines espèces en particulier, c’est la possibilité que toute la population des insectes soit en train de disparaître sans qu’on puisse mesurer la progression du phénomène.

Les insectes étant minuscules, difficiles à capturer et à quantifier, les scientifiques craignent qu’il en existe beaucoup moins qu’auparavant.

Les bases de comparaison font défaut. « Disons qu’on voit 100 spécimens de telle espèce, dit l’un d’eux, mais qui sait s’il n’y en avait pas 100 000 il y a deux générations ? » Bref, on se rend compte des pertes une fois le dommage irréversible.

La disparition des insectes aurait des conséquences incalculables. Dans ses pires cauchemars, David Wagner, un entomologiste de l’Université du Connecticut, imagine « un monde de ténèbres » où les humains, sans parler des plantes et des animaux, auraient perdu leurs principales sources de nourriture…

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