Kaboul

Permission de sortie pour monsieur l’ambassadeur

David Martinon, notre représentant en Afghanistan, vit reclus dans la « zone verte » et ne s’offre d’escapade que sous haute surveillance

Fini, les balades sur Venice Beach. C’était il y a dix ans, David Martinon venait d’être nommé consul général de France à Los Angeles. Depuis, il est monté en grade, a gagné en prestige… mais perdu, au passage, quelques degrés et beaucoup de liberté. À Kaboul, on mérite sa prime de risque. L’Afghanistan vit dans un climat de guerre permanente, divisé entre un gouvernement fragile, les talibans qui multiplient les attaques et l’État islamique. Si l’ex-« Sarko boy » est cantonné dans une enclave ultra-sécurisée, il n’a pas pour autant le droit à l’immobilisme. 2019 sera l’année de l’élection présidentielle afghane, de la relance des négociations de paix et sans doute du retrait d’une partie des troupes américaines. L’occasion, pour la France, de jouer sa carte.

Il n’oubliera pas ce Noël en famille, sa « nouvelle famille » : une escouade de policiers du Raid et de gardes de sécurité diplomatique (GSD). Avec ce poste en Afghanistan, l’ancien porte-parole de Nicolas Sarkozy voulait une expérience différente. Le voilà servi. Ce 24 décembre, le repas n’est pas encore livré que, déjà, une alerte retentit. Le chef abandonne sa cuisine, les conseillers lâchent leurs dossiers, tous s’entassent dans la « safe room » au milieu des boîtes de conserve et des rations d’eau. 

Non loin de là, la CRU 222, l’unité d’élite de la police afghane, affronte les terroristes armés de grenades et de fusils d’assaut qui se sont infiltrés dans le ministère des Martyrs et des Invalides, et dont le nombre, en quelques heures, a encore augmenté. 

C’est une attaque semblable qui, le 31 mai 2017, a rendu inopérante l’ambassade de France à Kaboul. Un camion-citerne chargé de près de 2 tonnes d’explosifs balaie l’ambassade d’Allemagne et souffle un quartier entier. Au moment de l’explosion, François Richier, alors ambassadeur de France, est assis devant sa fenêtre sur son lit. Il s’apprête à boire son café.

« J’ai cru à un tremblement de terre de grande ampleur. J’ai avalé mon café. Au-dessus de moi, le plafond était fracturé et partait en morceaux. »

— François Richier, ex-ambassadeur de France en Afghanistan

« J’ai quitté la pièce rapidement pour me diriger vers les bureaux, poursuit-il. Tout était ravagé, j’ai pris avec moi deux agents du poste au visage ensanglanté par les débris de verre et rejoint mes collaborateurs. » 

Le diplomate décrit « des fenêtres disloquées, des rideaux arrachés, la poussière partout ». La cour est jonchée de shrapnels et de bouts du camion. L’attentat, qui a fait 150 morts, n’a touché aucun employé. « Un miracle ! Par exemple, un morceau de camion a traversé la fenêtre du logement d’un agent et fracassé la cafetière qu’il tenait à la main. Si le projectile l’avait touché, il n’aurait pas survécu ! » 

Mais les locaux sont dévastés. Il faut relocaliser les services, rapatrier des conseillers. L’équipe, réduite de moitié, s’installe dans des annexes et des constructions modulaires, à deux pas. Christian*, un ancien du Raid, toujours aux aguets, passe ses nuits à réorganiser le dispositif. Alors que les attentats se multiplient, agir en effectifs restreints relève du casse-tête. Il faut de surcroît aménager des locaux trop petits, inadaptés. 

Dix-huit mois plus tard, la plupart des employés vivent toujours en colocation. « C’est bizarre, ce retour à la vie étudiante », commente un agent. David Martinon, qui a succédé à François Richier en novembre, a pour sa part l’impression d’avoir embarqué dans un sous-marin, en confinement dans son millefeuille de béton, une verrue au milieu de la ville. Dans cette zone qu’on appelle verte, tout est gris, fantomatique ; un dédale de chemins cernés de murailles, parsemés de chicanes où les voitures qui roulent sans plaques d’immatriculation sont contrôlées tous les 50 mètres par des « contractors » (forces paramilitaires) sur les nerfs ; où les bâtiments sont dépourvus de drapeaux, d’enseignes. 

« Un endroit surprenant », confie le benjamin du détachement de sécurité de l’ambassade, 39 ans. Lorsque, après une batterie de tests, la Direction de la coopération internationale du ministère de l’Intérieur (DCI) a appelé ce policier de la Bac pour lui annoncer qu’il partait pour Kaboul, il était très heureux. Quatorze mois après, il n’est pas déçu. « On a une super équipe, on travaille dans de bonnes conditions. » Mais il se dit « surpris » par le bruit permanent des rotors d’hélicos et par les innombrables check-points. 

Retranchés

Dans le New York Times du 3 janvier, le journaliste Robert D. Kaplan décrit la situation des forces occidentales : « Des troupes campées derrière des murs de béton, occupées à se protéger des populations qu’elles sont censées aider. » Dans ce contexte ultra-sécurisé, difficile pour Martinon de soutenir le moral des troupes. L’ambiance est lourde, l’air, irrespirable. Pour se détendre, le détachement de sécurité organise parfois des marathons… sur tapis roulant, et des « Spartan Races » (courses à obstacles) dans les locaux. 

Pas question de se lancer dehors où 7 millions de Kaboulis n’ont d’autre ressource, pour se chauffer, que de brûler tout ce qu’ils trouvent : charbon, bois et même déchets de plastique. Le 31 décembre, l’ambassadeur a relevé qu’avec un indice de qualité de l’air de 580 microgrammes par mètre cube, Kaboul était la ville la plus polluée du monde. 

Le réveillon a tourné court. Trois minutes après le dernier coup de minuit, des roquettes sont tombées près de la zone verte. « Le cessez-le-feu annoncé pour 2019 n’a duré que trois minutes », ironise Martinon. Le ton est donné. 

Ce samedi 5 janvier, la neige tombe dans le jardin de la résidence. L’ambassadeur nous a invités à goûter la galette aux amandes et au chocolat préparée par le cuisinier. Au-dessus de la cheminée trône, tel un trophée, la kalachnikov du commandant taliban qui a dirigé l’embuscade d’Uzbin, le 18 août 2008 : 10 morts et 21 blessés côté français. « L’épisode avait provoqué une remise à niveau des conditions de sécurité des troupes françaises », se rappelle François Richier. 

Cinq ans plus tard, les soldats français se retirent d’Afghanistan. Désengagée militairement, c’est sur le volet diplomatique que la France peut maintenant agir. Martinon croit au « soft power », un travail en finesse, par petites touches. Il s’est pris d’amitié pour le nouveau ministre de la Défense, Asadullah Khalid. Cet ancien responsable des services de sécurité, blessé dans un attentat, l’a invité à son investiture. Depuis, il se fait livrer du pain frais préparé par le chef de l’ambassade. 

Le Dr Abdullah Abdullah, ancien compagnon d’armes du commandant Massoud, aujourd’hui chef de l’exécutif afghan, profite lui aussi de ce petit privilège. Martinon bénéficie d’un réseau d’amitiés solides, établi de longue date par les archéologues, les professeurs, les « French doctors ». 

En 1968, cette relation particulière de la France avec les Afghans était célébrée par Georges Pompidou, venu lui-même inaugurer l’ambassade, dont la déco est restée dans son jus. Le Premier ministre de Charles de Gaulle avait été contraint d’interrompre son déplacement à cause des manifestations de Mai 68. L’histoire amuse Martinon, qui se rappelle être lui-même venu à Kaboul pour organiser un déplacement de Nicolas Sarkozy, également annulé… à cause des manifestations de novembre 2005. 

Conflits virtuels, guerre réelle

Le jeune conseiller diplomatique du ministre de l’Intérieur cultivait alors un look soigné qui tranchait avec l’allure des « Sarko boys ». En 2007, il est propulsé porte-parole de l’Élysée. Mais, un an plus tard après un épisode malheureux à Neuilly-sur-Seine où il se présentait pour les municipales (l’UMP lui a retiré son investiture quelques jours avant les élections), il est « exfiltré », réintégré à son corps d’origine comme consul de France à Los Angeles jusqu’en 2012. Après un passage à l’Onu, à New York, il rentre avec sa femme et ses trois enfants à Paris où il est nommé ambassadeur pour le numérique. Un poste qui se révèle stratégique à mesure que la cyberguerre prend de l’ampleur. 

Les négociations entre grandes puissances, États-Unis, Chine et Russie, il connaît déjà ; mais, à Kaboul, il est passé de la guerre virtuelle à la guerre réelle, des firewalls et des antivirus aux murs de béton et aux gilets pare-balles. D’une guerre sans victimes à un conflit qui, en 2018, a fait plus de 50 000 morts : 20 000 du côté des forces gouvernementales, 30 000 chez les talibans.

« Avec l’élection présidentielle cet été, les négociations de paix, les rumeurs sur un retrait des troupes américaines et la guerre qui se poursuit, l’année 2019 sera déterminante. »

— David Martinon

Alors que les GI commandés par le général Miller continuent dans le cadre de l’opération Freedom Sentinel de maintenir la pression sur leurs ennemis, le président Trump les invite à la table des négociations. Son émissaire, l’ancien ambassadeur américain en Afghanistan Zalmay Khalilzad, a entrepris à Abu Dhabi, en toute hâte, des discussions avec les talibans aux côtés des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et du Pakistan. 

L’enjeu, pour les États-Unis, est de réussir à quitter le pays une fois trouvé un accord politique. Et d’éviter la répétition d’un scénario humiliant, comme celui de Saigon en 1975, quand le Viêt-cong prenait la ville au moment même où les Américains quittaient l’ambassade. 

Surnommé « le Tombeau des empires », le pays des moudjahidine a précipité la chute des Britanniques puis celle de l’Union soviétique. « L’Afghanistan incarne le déclin de l’Empire américain », écrit Robert D. Kaplan dans son dernier livre, La revanche de la géographie. Il compare la situation à la chute de l’Empire romain, quand les garnisons étaient « partout sur la défensive ». « Leur faute a été de ne pas avoir su opérer un retrait des troupes de manière subtile », écrit-il. Donald Trump en est-il capable ? Il a décidé de rappeler 2 000 soldats de Syrie. Selon la presse américaine, un plan serait à l’étude pour retirer, d’ici à l’été prochain, 7 000 GI sur les 14 000 postés en Afghanistan. Une course contre la montre semble être engagée. 

Pour Mohammad Gulab Mangal, ancien gouverneur du Paktika et du Helmand, deux importantes provinces de l’Afghanistan, cet empressement est déjà un signe de faiblesse. « Le processus de paix est une affaire longue. Si vous le balayez en trois jours, ce sera à la faveur des talibans. Ils prendront trop de pouvoir et cela profitera aux groupes terroristes qui, une fois les Américains repartis, reprendront partout racine. » 

Le pays des moudjahidine pourrait bien alors se fragmenter à nouveau et offrir des territoires pour les terroristes islamistes, ce qui provoquerait de nouvelles vagues migratoires. D’où l’utilité, comme le souhaite David Martinon, de faire reparler de l’Afghanistan avant qu’il ne se charge de se rappeler à notre bon souvenir. 

* Le prénom a été changé.

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