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Le temps des semis

Il y a deux ans, j’ai effectué mon tout premier semis de céréales. Quelques semaines plus tard, je suis allée évaluer la qualité de la levée avec mon père. C’était loin d’être parfait. À certains endroits, j’avais mal chevauché les passages du semoir, il y avait donc des trous dans la culture ici et là. Me voyant un peu déçue de mon travail, mon père m’a dit : « Il te reste 29 chances pour faire mieux. » 

Le constat m’a d’abord fait rire puis j’ai ressenti un peu d’angoisse. Comme agricultrice, je vais travailler le sol, planter les graines et récolter une fois par an pour une trentaine de saisons seulement. Une courte période durant laquelle j’ai l’immense responsabilité de nourrir les gens, mais surtout de préserver l’air, l’eau et les sols pour que la génération suivante puisse à son tour se nourrir. Je suis gardienne de cet agroécosystème fragile et précieux, de ce petit îlot de biodiversité de 70 hectares de terre et de boisés au cœur d’une Montérégie d’OGM.

Mes parents ont converti leur ferme au mode de production biologique au milieu des années 90, par conviction écologique, mais aussi pour une question de survie.

Les situations financières difficiles forcent parfois les entrepreneurs à l’innovation. À l’époque, on ne les considérait pourtant pas comme des visionnaires. C’était bien avant que les supermarchés n’offrent de grandes sections bio, bien avant que ce mode de production ne se popularise, bien avant qu’on en débatte partout, jusqu’à Tout le monde en parle.

Des illuminés

Mes parents ont plutôt été considérés comme des illuminés. Ils plantaient des arbres et remettaient les vaches au pâturage ! C’était à l’époque de l’intensification des pratiques agricoles : plus d’engrais, plus de pesticides. Partout, les vaches étaient confinées aux bâtiments afin d’assurer une production laitière maximum et constante. Nos voisins prédisaient notre faillite : « Qu’est-ce qui leur prend, aux Gosselin ? Ils retournent en arrière. » Quand on est allé trop loin, il faut savoir revenir en arrière.

Mes parents sont retournés sur les bancs d’école. Ils ont assisté à des conférences et à des formations. Il fallait réapprendre les connaissances agronomiques oubliées. La pétrochimie, c’est facile, c’est une recette. Épandez l’herbicide à tel ou tel moment, puis répétez, comme vous l’a prescrit le vendeur bienveillant. Mais les savoirs ancestraux se perdent, l’indépendance aussi.

C’est ce que mon père m’enseigne aujourd’hui, toutes les petites subtilités qui font le sixième sens du fermier. Il connaît les particularités de chaque parcelle de notre terre qu’il cultive depuis plus de 40 ans. Il détecte rapidement les premiers symptômes d’une vache malade. Il sait prédire les vêlages. Ces connaissances sur l’élevage et l’agronomie constituent un bien commun, un patrimoine culturel qui doit rester entre les mains des paysans.

Ce sont ces milliers d’hommes et de femmes qui doivent détenir le pouvoir de nous nourrir, pas deux ou trois multinationales.

Nous le savons, notre alimentation, donc l’agriculture, est étroitement liée à notre santé. En sommes-nous vraiment conscients ?

Le Québec ne fait pas figure de leader en matière d’agriculture biologique. La demande pour des produits certifiés dépasse largement l’offre depuis plusieurs années. Le secteur a manqué d’investissements, d’aide pour la transition, mais surtout de fonds pour la recherche. Nos détracteurs demandent souvent si la production biologique peut nourrir la population. Évidemment, j’en suis convaincue.

Nous cultivons aujourd’hui avec des variétés de plantes développées pour donner des rendements dans un contexte de fertilisation chimique et de traitements de pesticides. Le profil génétique des vaches que nous élevons a été sélectionné pour produire un maximum de lait avec l’appui des hormones et des antibiotiques. Malgré tout, nous réussissons à obtenir des rendements intéressants. Imaginez si collectivement nous investissions massivement pour adapter les outils modernes aux réalités du bio. Notre géographie et notre climat ne nous permettront jamais de rivaliser avec les rendements et les coûts de production des grandes régions agricoles du monde. Alors, pourquoi ne pas nous différencier ?

Près de 25 ans après notre conversion au biologique, je constate la métamorphose de la ferme dans son ensemble. Des oiseaux qui étaient partis habitent maintenant les arbres devenus matures, la diversité d’herbes qui colonisent le bord des champs nourrit les pollinisateurs. Il s’y est installé une vie bien plus grande que nous. Elle contribue plus qu’on ne peut l’imaginer aux succès de nos cultures et à la santé de nos vaches. Martha et Laurie, les doyennes de notre troupeau, ont encore le corps droit et le regard vif, elles vivent cette année leur onzième saison de mise à l’herbe. Aller les chercher au champ, à la levée du soleil, fait partie des raisons pour lesquelles je ne choisirais jamais un autre mode de production.

La période des semis s’achève dans la vallée du Richelieu. Dans quelques jours, j’irai constater les résultats de mon troisième semis de céréales. Je suis persuadée d’avoir fait mieux cette année.

Les photos, l’œuvre de Virginie Gosselin, ont paru en 2015 dans le livre Au gré des champs, publié aux Éditions du Passage.

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