Opinion  Boucar Diouf

Propagande, banane et caravane

Le président Trump parle d’une invasion par un groupe d’étrangers, incluant des criminels dangereux et des terroristes du Moyen-Orient. Il s’est habilement concocté le diable idéal avec ces migrants. L’objectif : titiller l’insécurité identitaire d’une frange de la population pour mieux la rabattre dans son filet électoral. 

L’histoire nous dira bientôt si ces caravanes de migrants ont été un cadeau électoral pour les troupes de Trump. Mais en attendant l’issue du scrutin de mi-mandat, il est aussi permis de se demander si l’Amérique est si innocente dans tous ces drames qui se jouent dans les anciennes républiques de bananes. 

Excusez-moi d’utiliser ici ce qualificatif réducteur. Mon choix est purement pédagogique, car j’ai envie de retourner aux origines de l’expression. Je parle de ces temps pas si lointains où l’impérialisme américain, désireux de garder le monopole sur la culture lucrative de la banane, provoquait beaucoup d’atrocités dans les pays d’origine de ces migrants, dont le Honduras et le Guatemala. 

Lorsque l’écrivain américain William Sydney Porter a inventé l’expression « républiques bananières » en 1904, il résidait justement au Honduras, d’où proviennent 80 % des migrants qui forment ces caravanes. C’était à l’époque où le grand trust américain de la banane, la United Fruit Company, régnait en maître absolu en Amérique centrale, et son président, Sam Zemurray, racontait ironiquement qu’il était bien plus facile d’acheter un député au Honduras que de se payer une mule. Une histoire bien racontée par Edward Bernays dans Propaganda, un livre dont la présentation de la version française est signée Normand Baillargeon.

Pour inciter le président Trump à avoir un peu de compassion pour ces vulnérables, il faudrait peut-être lui rappeler cette dramatique époque des républiques bananières, car n’en déplaise à tous ceux qui crachent sur ces migrants, l’Amérique est moins innocente dans cette histoire de caravane qu’ils le croient.

Mais comme l’homme a prouvé toute l’étendue de son empathie en espérant que sa tour devienne la plus haute de Lower Manhattan le 11 septembre 2001 après la chute du World Trade Center, laissons-le se taper la poitrine du haut de son building new-yorkais, tel le célèbre primate, et revenons à nos bananes.

Succès fulgurant

À cause de leur fragilité, il faut attendre jusqu’en 1870 pour qu’une petite entreprise américaine réussisse à débarquer une cargaison de bananes jamaïcaines au port de Boston. Devant l’engouement instantané pour le nouveau fruit, le directeur des opérations, Andrew Preston, fondera en 1889 un trust planétaire de la banane, la United Fruit Company, qui aura la mainmise sur la banane depuis sa culture jusqu’à sa commercialisation en passant par son transport ferroviaire vers le Nord. Le succès est si fulgurant que la United deviendra rapidement un puissant outil de propagande qui dictera ses règles aux pays où il détient des bananeraies. Comme l’a si bien raconté l’historienne Hélène Tierchant dans son bouquin intitulé Ces plantes qui ont marqué l’histoire, le Guatemala, dont des ressortissants font partie de ces indésirables caravanes, sera la première victime de la puissante société américaine.

Sous sa pression, ce pays délaissera la culture du café pour la banane en 1898 et son président de l’époque, Manuel Estrada Cabrera, donnera à la United des dizaines de milliers d’hectares de terre où elle asservira les paysans locaux dans ses plantations. Les tentatives de révoltes et de débrayages pour réclamer de meilleures conditions de travail de ces nouveaux esclaves de la banane seront réprimées jusque dans le sang.

Entre les coups d’État, les assassinats politiques, la corruption d’élus et le financement de guérillas, la United utilisera tous les moyens pour garder ses privilèges au Guatemala. 

En 1951, lorsque les élections portent au pouvoir Jacob Arbenz Guzman, les choses se compliquent pour la société bananière. Le nouveau président, qui est nationaliste et progressiste, décide de réquisitionner deux tiers des terres allouées à la banane pour les redistribuer aux paysans. La société ne tarda évidemment pas à riposter. Comme la guerre froide battait son plein, le nouveau président sera accusé de pactiser avec le diable communiste et la CIA, alors dirigée par Allen Welsh Dulles, dont le frérot John Foster Dulles était secrétaire d’État, n’eut pas de difficulté à convaincre la Maison-Blanche de sévir. 

Il faut rappeler que les deux frères Dulles étaient aussi des actionnaires de la United. 

Le président Arbenz sera renversé en 1954 et remplacé par des militaires qui redonneront rapidement les terres à la United. Une guérilla sur fond de bananeraies, où s’impliqueront activement des conseillers militaires américains, ravagera le pays et fera plus de 200 000 morts dans la population guatémaltèque entre 1950 et 1980.

Les méthodes de la United Fruit Company provoqueront des atrocités pas seulement au Guatemala et au Honduras, mais aussi au Salvador, au Nicaragua, au Costa Rica, en Colombie, en Jamaïque et à Cuba, où la réforme agraire et la nationalisation des terres de la United en 1959 par Fidel Castro sera un des catalyseurs du débarquement d’anticastristes financés par la CIA dans la baie des Cochons. 

Manipulations sordides

L’Amérique peut bien jouer à la vierge offensée, mais elle n’est pas si innocente dans le drame qui se joue au sud de sa frontière. Pour cause, elle s’est prêtée à toutes sortes de manipulations politiques et militaires sordides qui ont contribué à fragiliser profondément les pays d’origine de ces migrants. 

La doctrine Monroe, qui voulait que les États-Unis se portent protecteurs du continent américain contre la convoitise européenne, était aussi un projet impérialiste qui a laissé beaucoup de drames humains sur son sillage.

Autrement dit, c’est aussi sur ses propres pelures de bananes que l’Amérique est en train de glisser. Quand assouvir son insatiable besoin de croissance pousse à toujours vouloir s’approprier injustement la maigre part des autres, en plus de l’énorme portion qui est déjà la nôtre, l’instabilité n’est jamais loin. 

L’Amérique commence à expérimenter sérieusement ce qui mène l’Union européenne au bord de l’explosion et, dans un cas comme dans l’autre, l’emmurement ne pourra jamais être une solution viable à long terme. Il faut relire Le souci des pauvres d’Albert Jacquard, publié en 1996, pour comprendre à quel point l’auteur voyait tout ça venir de façon presque prophétique. Si arrêter de vampiriser le Sud avec la complicité des gouvernements corrompus qui y abondent était une partie de la solution ?

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.