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Bienvenue à l’égo-musée : l’essor des usines à égoportraits

Pour le meilleur ou pour le pire, les installations d’art les plus photogéniques sont celles qui ont attiré les plus grandes foules dans les musées américains au cours des dernières années. À New York, cette soif de se mettre en scène dans un décor saisissant pour ensuite partager le résultat sur les réseaux sociaux a enfanté un phénomène curieux, mais dans l’ère du temps : les « musées Instagram ».

MANHATTAN — Armées d’un billet d’entrée à 43 $ US et de leur téléphone intelligent, des dizaines de personnes attendent fébrilement l’ouverture des portes du Color Factory.

Au cours de la prochaine heure, elles se bousculeront à travers cet entrepôt de 20 000 pi2 conçu pour les « éveiller à la brillance des couleurs de la vie quotidienne ». En vérité, elles sont là avant tout pour se prendre en photo dans les 16 rutilantes « installations » qui comprennent une piste de danse lumineuse, une pièce remplie de ballons géants et un mur orné de paillettes.

L’expérience culmine avec une immense piscine à balles bleu poudre. Des adultes y jouent du coude dans l’espoir d’obtenir la place convoitée qui se trouve sous l’objectif d’un appareil photo fixé au plafond. Grâce à un système de cartes préprogrammées, les sujets reçoivent le cliché immédiatement dans leur boîte courriel, une prouesse technologique qui pousse à prendre et reprendre la pose jusqu’à l’obtention d’une photo de profil parfaite.

Les égoportraits : un marché très, très lucratif

Le Color Factory fait partie de la dernière mouture des pop-up interactifs, ces expositions temporaires qui connaissent un succès commercial monstre aux États-Unis.

Cet essor a débuté en 2016 avec l’ouverture du Museum of Ice Cream à New York, un concept articulé autour de la crème glacée créé par une jeune femme de 26 ans, Maryellis Bunns. Les 30 000 billets de la première édition se sont envolés en une semaine. La pièce de résistance : une immense piscine à bonbons « sprinkles » qui s’est valu une notoriété instantanée sur les réseaux sociaux.

Flairant la bonne affaire, plusieurs entreprises ont repris la chose sous plusieurs déclinaisons. Il y a eu un concept consacré aux œufs, aux rêves, aux bonbons, au vin rosé, aux illusions, aux céréales, au thé et, bientôt, aux chiens et à la pizza.

« Avec toute la souffrance et la division dans le monde aujourd’hui, je pense que les gens aiment l’idée de pouvoir s’évader », explique Jackie Sorkin, cocréatrice de Candytopia, une expérience consacrée aux bonbons qu’elle qualifie de « mini-parc d’attractions ».

Au Candytopia, les visiteurs peuvent se photographier dans une piscine remplie de 250 000 guimauves, devant un cochon qui expulse des confettis de son derrière et devant des reproductions d’œuvres de Picasso ou de Vincent van Gogh effectuées à partir de bonbons. L’exposition se déroule généralement à guichets fermés.

« Oui, nous sommes “instagramables”, la lumière est parfaite, nous offrons de beaux décors, mais vous pouvez aussi venir sans votre téléphone et vous amuser quand même », assure l’entrepreneure de 39 ans.

Âgée de 28 ans, Paige Solomon a ouvert cette année le Dream Machine dans le quartier cool de Williamsburg, à Brooklyn. En seulement quelques mois, cette expérience consacrée aux rêves a été visitée par 75 000 personnes qui ont déboursé 38 $ US le billet. Pour l’Halloween, l’endroit a été transformé en Nightmare Machine.

« Personnellement, je pense que c’est un crime de dire qu’on est un musée. Mais en même temps, le public veut comprendre ce que nous sommes et c’est la chose la plus proche à laquelle on peut nous comparer », dit celle qui affirme avoir du mal à définir le genre. Elle s’arrêtera plus tard sur la définition de terrain de jeux de l’égoportrait.

Une leçon pour les musées

De leur propre aveu, les créateurs des « musées Instagram » ont été inspirés par la popularité des récentes installations d’art, un genre qui a pris son envol dans les années 70, mais qui a connu un regain au cours des dernières années, notamment grâce à leur caractère photogénique.

« Je pense que ces artistes ont vraiment ouvert la voie à tous les différents pop-up », dit Paige Solomon.

L’artiste qui a le plus influencé le genre est sans aucun doute la Japonaise Yayoi Kusama, souvent qualifiée d’artiste la plus « instagramable » du monde. Lorsque les 50 000 billets de son exposition Infinity Mirrors au Broad de Los Angeles se sont vendus en moins d’une heure, les créateurs des « musées Instagram » ont pris des notes. Tout comme lorsque des gens ont fait la file durant des heures pour voir le fameux Rain Room au MoMA en 2013.

La même année, l’œuvre lumineuse Aten Reign de James Turrell, présentée au Guggenheim, a été partagée des milliers de fois sur Instagram, malgré l’interdiction formelle de prendre des photos.

L’auteur de Museums 101, Mark Walhimer, déplore la confusion entre les expositions qui ont une véritable valeur artistique (comme celles énumérées précédemment) et les simples décors à égoportraits, qui cultivent le narcissisme. « Le musée de la crème glacée n’est manifestement pas un musée, mais il s’enrichit grâce à cette confusion », dit-il.

Celui qui a participé à la planification de 40 expositions muséales pense que les institutions doivent faire un meilleur travail pour expliquer le contexte et l’importance historique des œuvres à grand déploiement.

À son avis, ce phénomène devrait pousser les musées à faire mieux. « Je trouve ça même libérateur. C’est une excellente occasion pour les musées de voir comment effectuer de la cocuration avec le public et de l’impliquer davantage dans le processus. »

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