Le droit à l’avortement menacé au Canada ? Rien n’est acquis...

Les menaces au droit à l’avortement chez nos voisins du Sud peuvent-elles traverser la frontière et influencer la situation au Canada ? Non et oui. On ne peut oublier la période de 2006 à 2015 qui a été marquée par de très nombreux projets de loi et résolutions de toutes sortes présentés par des députés du Parti conservateur fédéral au pouvoir pour recriminaliser l’avortement. Rien n’est acquis. Les femmes le savent.

Sur le plan législatif, le Canada est un modèle en matière de respect de l’autonomie procréative des femmes. Depuis 1988, avec la célèbre décision Morgentaler, aucune loi ne criminalise l’avortement. Il n’y a donc aucune limite législative temporelle pour accéder à ce soin de santé. 

Dans un autre arrêt célèbre en 1989, Daigle c. Tremblay, le plus haut tribunal canadien a aussi reconnu que le fœtus n’a pas de statut juridique : il n’est pas une personne et il n’a pas de droits. Personne ne peut forcer une femme à poursuivre une grossesse. 

La Cour suprême a reconnu dans l’affaire Winnipeg (1997) qu’aucun traitement médical ne peut être imposé à une femme enceinte sans son consentement, que ce soit pour son bien-être ou celui du fœtus. De même, au nom du droit à l’autonomie procréative des femmes, la décision Dobson (1999) a rappelé que la femme enceinte et le fœtus ne forment qu’un : on ne peut contrôler la vie de la femme enceinte au nom de l’intérêt du fœtus. 

Bien que portant sur les soins en fin de vie, l’arrêt Carter (2015) a été clair sur les capacités de chacun et de chacune de prendre ses propres décisions fondamentales, sans ingérence de l’État, en accord avec le droit à la liberté et à la sécurité garanti par l’article 7 de la Charte canadienne. 

Le droit à l’avortement au Canada découle d’une construction prétorienne du plus haut tribunal, protégé par la Charte canadienne. Par la force des choses ou le manque de volonté politique, le Canada est la preuve qu’un pays n’a pas besoin de loi pour encadrer l’avortement.

Donc, comme pour tout autre soin médical, toutes les Canadiennes devraient normalement avoir accès à des services d’avortement gratuits et de qualité à tout moment de la grossesse, à la demande, sans avoir à justifier ou expliquer leurs motifs, et partout au pays, sans délai. Le Canada est le seul pays occidental qui respecte ses engagements internationaux selon la grande convention sur les femmes, la CEDEF.

Les problèmes d'accès aux soins

Cependant, tout n’est pas parfait au nord du 49e parallèle. Loin de là. L’Île-du-Prince-Édouard a été la dernière province à offrir ce soin de santé sur son territoire en 2017 (oui, en 2017), parce qu’un groupe de femmes avait intenté une action contre le gouvernement sourd à leurs demandes répétées. 

Les groupes antichoix sont actifs sur le web par l’entremise de « centres de crise sur la grossesse » qui ne divulguent pas leurs croyances religieuses ni leur opposition à la liberté de choix ou ne mentionnent pas qu’ils ne sont pas des cliniques médicales. Comme d’autres provinces, le gouvernement du Québec a dû adopter des mesures législatives qui limitent le piquetage antiavortement près des cliniques d’avortement. La constitutionnalité de cette loi est attaquée par des groupes antichoix. 

Dans la ville de Québec, des femmes doivent faire face à des délais de plus de quatre semaines pour obtenir un avortement, même s’il s’agit d’un soin de santé considéré comme nécessaire par la Loi canadienne sur la santé, le soin de santé génésique le plus courant dans la vie des femmes, et totalement remboursé par le système de santé du Québec. 

En dehors de Montréal, les femmes n’ont pas accès à l’avortement médicamenteux (le RU-486, les deux pilules qui provoquent l’avortement), parce que le Collège des médecins du Québec impose des conditions très strictes de formation à ses membres. L’avortement médicamenteux, qui représente plus de 88 % des avortements dans les pays scandinaves, devait désengorger les cliniques d’avortement au Canada et au Québec. 

Les limites à l’avortement au Canada ne sont pas législatives : elles se matérialisent dans l’accès aux soins de santé. Les femmes savent que rien n’est acquis.

L'objection de conscience

Alors que le droit des femmes de disposer de leur corps est reconnu dans la Charte canadienne, la liberté de religion pourrait le menacer : l’objection de conscience des médecins. Cette semaine, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu une décision dans une affaire opposant des médecins catholiques à l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario. Les médecins plaignants contestent la validité d’une politique adoptée en 2015 qui impose à ses membres objecteurs d’envoyer de façon efficace et appropriée (« effective referral ») la patiente vers un autre professionnel, s’ils refusent de la traiter pour des motifs religieux ou moraux. Le médecin objecteur ne peut pas seulement remettre une liste de numéros de téléphone à sa patiente (une référence à une référence) et lui dire de se débrouiller pour trouver un autre médecin. Il doit l’aider de bonne foi, de façon efficace et appropriée. Cette politique sur l’objection de conscience vise l’aide médicale à mourir, mais aussi d’autres soins de santé comme l’avortement. 

La Cour d’appel a rappelé que dans un système de santé étatique financé par les fonds publics, où le médecin est le gardien (« gatekeeper ») qui contrôle l’accès au système, les besoins du patient doivent primer la liberté de religion du médecin. L’affaire sera certainement soumise aux neuf sages d’Ottawa. 

Le Code de déontologie des médecins du Québec prévoit que le médecin objecteur doit offrir au patient de l’aider dans la recherche d’un autre médecin. À Montréal, les femmes désirant un avortement peuvent éviter des médecins objecteurs en ayant recours au service téléphonique centralisé qui leur obtiendra rapidement ce soin de santé. En dehors de Montréal, les femmes doivent se débrouiller.

En faisant valoir leur objection de conscience en matière d’avortement, des médecins catholiques tentent de donner un statut juridique au fœtus, alors que la plus haute instance du pays a été claire sur le sujet dans l’arrêt Tremblay c. Daigle. Faut-il y voir une influence américaine ? Rien n’est vraiment acquis pour les femmes.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.