Théâtre

Poussés notamment par les efforts des organismes subventionnaires, les théâtres québécois commencent à faire une plus grande place à la diversité dans les distributions de leurs pièces.

Chronique

La diversité entre en scène

Si vous fréquentez les théâtres de Montréal et que vous avez l’impression, depuis quelques mois, d’observer une plus grande diversité culturelle sur les planches, dites-vous que ce n’est pas juste une impression : c’est un fait !

Dans plusieurs productions présentées au cours de la dernière saison, un plus grand nombre de comédiens de diverses origines culturelles ont accédé à une place qui, jusqu’ici, leur était souvent hors de portée.

D’où émane cette révolution ? D’une prise de conscience collective et soudaine des directeurs et directrices de théâtre ? D’une pression populaire exercée par le public ? D’une opération du Saint-Esprit ? 

Concrètement et honnêtement, les théâtres font une plus grande place à la diversité culturelle parce que cela est bon pour leur image, parce qu’ils se font pousser dans le dos et parce qu’ils sont soumis au fameux jeu du bâton et de la carotte.

Je m’explique.

En 2016, les trois grands organismes subventionnaires du milieu des arts au Québec (Conseil des arts du Canada, Conseil des arts et des lettres du Québec, Conseil des arts de Montréal) ont, à l’unisson, convenu d’adopter des « mesures incitatives » afin d’encourager les théâtres à mieux refléter la diversité culturelle et d’offrir une plus grande présence aux peuples autochtones.

Ces organismes gouvernementaux visaient depuis longtemps cet objectif. Mais, trouvant sans doute que les choses tardaient à bouger, leurs dirigeants ont décidé d’inclure clairement cet aspect dans les documents de renouvellement de subventions des théâtres. Ces demandes, déposées chaque année ou tous les quatre ans, selon le type d’institution, contiennent maintenant des espaces spécialement réservés à la question de la diversité.

Le théâtre qui renouvelle sa demande de subvention est invité à dévoiler la nature des initiatives entreprises durant l’année afin d’accorder une meilleure place aux artistes et aux créateurs de la diversité culturelle (comédiens, auteurs, metteurs en scène) et des peuples autochtones. Ces initiatives peuvent valoir des points ou bonifier la qualité de la demande de subvention aux yeux des pairs chargés de l’évaluer.

Une récompense, pas une punition

Quelques mois après la mise en application de ces mesures, des résultats se font concrètement voir sur les scènes montréalaises. C’est du moins l’avis d’Anne-Marie Jean, présidente-directrice générale du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), et de Simon Brault, directeur et chef de la direction du Conseil des arts du Canada (CAC). « J’observe en effet un changement. C’est indéniable », m’a dit ce dernier.

« Soyons clairs, on n’impose pas un quota, a tenu à préciser Anne-Marie Jean. On incite les compagnies à créer une offre plus représentative de notre réalité. » Simon Brault va dans ce sens.

« On ne punit pas les compagnies, on les récompense davantage pour être imaginatives. »

— Simon Brault, directeur et chef de la direction du Conseil des arts du Canada

Prenons l’exemple du Conseil des arts du Canada, qui fonctionnait avec un budget annuel oscillant entre 150 et 180 millions de dollars. Si vous vous rappelez bien, lors de l’arrivée du gouvernement Trudeau, cette somme a été augmentée à 310 millions d’ici à 2021. Cet argent nouveau sert entre autres à récompenser les directeurs et directrices qui sont de bons élèves. En d’autres mots, les institutions peuvent obtenir plus d’argent grâce à cette mesure.

Mais qu’arrivera-t-il en 2021 lorsque ce nouvel argent ne sera plus là ? « Si des théâtres ne font rien pour changer les choses, ils pourraient payer pour », m’a dit clairement Simon Brault.

Ces propos nous font prendre conscience du sérieux qui règne actuellement autour de la question de la diversité culturelle dans les arts. Il est clair que l’on veut bousculer les choses.

Tous les théâtres au pays, gros ou petits, rêvent de voir augmenter leur budget annuel. Tout ce beau monde est à la recherche de nouvelles sources de financement. Ils ne peuvent s’offrir une diminution de la somme à laquelle ils sont habitués. Voilà pourquoi vous remarquerez des changements sur les scènes montréalaises au cours de la saison 2018-2019 et de celles à venir.

Retard au Québec

Les compagnies de théâtre du Québec connaissent très bien ces nouvelles mesures. Elles ont toutes été consultées l’an dernier par les équipes du CALQ, m’a confirmé Anne-Marie Jean. Cette dernière reconnaît par ailleurs que les théâtres québécois accusaient un certain retard dans ce domaine par rapport au reste du Canada. Simon Brault partage ce point de vue.

Évidemment, les attentes à l’égard des compagnies de théâtre dépendront du contexte dans lequel elles évoluent. Certaines compagnies situées en région ne disposent pas d’un bassin assez grand d’interprètes provenant de la diversité culturelle pour atteindre les mêmes objectifs que les compagnies qui sont dans les grands centres, comme Montréal et Québec. Les pairs devront tenir compte de cela.

Anne-Marie Jean remarque que certains directeurs de théâtre ont une longueur d’avance et font preuve d’une plus grande ouverture d’esprit que leurs confrères. Peu importe, les théâtres réfractaires au changement seront scrutés par ceux qui ont un droit de regard sur leur budget.

Une mauvaise nouvelle en soi

On doit se réjouir de la mise en place de telles mesures. Je suis le premier à applaudir à cette décision commune des bailleurs de fonds des théâtres. Je salue leur détermination. Mais en même temps, je ne peux m’empêcher de voir là une mauvaise nouvelle. Il me semble que cette initiative aurait dû venir tout naturellement des directeurs et directrices des théâtres. Non, il a fallu que ceux qui tiennent les cordons de la bourse prennent les devants et utilisent le langage monétaire. Cela me déçoit profondément.

Face à cette révolution sur les scènes montréalaises, il y aura des contrecoups. Des réactions sont à prévoir de la part des spectateurs face à la constitution de certaines distributions. J’ai hâte de voir le jour où un comédien noir ou asiatique jouera dans une pièce de Michel Tremblay.

Les comédiens provenant de minorités culturelles qui seront engagés auront-ils l’impression d’avoir été choisis uniquement pour aider le théâtre à atteindre ses objectifs de diversité ? Se poseront-ils des questions sur leur talent ?

Une révolution se déroule en ce moment sur nos scènes. Allons l’applaudir ! C’est la meilleure chose que l’on puisse faire en tant que spectateur. Et en tant qu’humain.

Des mesures incitatives pour atteindre la parité

Les mesures pour inciter les théâtres à favoriser la diversité culturelle et offrir une meilleure place aux créateurs et interprètes autochtones vont très prochainement déboucher sur un autre chantier tout aussi important : l’atteinte de la parité dans le domaine des arts.

Le Conseil des arts du Canada est en train de réfléchir à des mesures incitatives en faveur de la parité. « La question de la place des femmes dans le domaine des arts, on se la pose actuellement », m’a dit Simon Brault. Ce dernier m’a aussi confié que le CAC doit arriver avec un plan très bientôt, sans toutefois en dire davantage sur les moyens qui seront utilisés.

Simon Brault croit qu’un travail important doit être fait dans le domaine de la musique classique, où les compositeurs sont très majoritairement masculins. Ces mesures s’ajouteraient à la pratique des auditions à l’aveugle, adoptée par la plupart des grands orchestres classiques au pays. Cette approche donne des résultats visibles.

L’embauche des nouveaux solistes, dont l’audition se déroule derrière un rideau, a considérablement changé le portrait d’orchestres majeurs comme l’Orchestre symphonique de Montréal et l’Orchestre Métropolitain. En quelques années, le nombre de musiciennes est venu égaler (sinon surpasser) celui des musiciens.

Diversité

Quand les théâtres anglophones donnent l’exemple

Dans la pièce The Angel and the Sparrow, présentée en ce moment au Centre Segal, l’actrice noire Lucinda Davis incarne plusieurs personnages, dont la meilleure amie d’Édith Piaf, Simone Berteaut, dite « Momone », qui était blanche. Pour la directrice artistique et générale du théâtre anglo-montréalais, Lisa Rubin, c’est tout à fait naturel. Parce que nous sommes en 2018.

« Je crois que dans le milieu anglophone, ça fait longtemps que nous ne nous posons plus ce genre de questions. Nous voulons de la diversité sur nos scènes. Même si le personnage devrait être ceci ou cela, nous choisirons peut-être de faire autrement », dit-elle.

« Nous cherchions une personne qui allait interpréter plusieurs personnages. Nous avons auditionné de nombreuses personnes et elle [Lucinda Davis] a apporté tellement de surprises, de comédie et de subtilités dans son audition qu’elle a obtenu le rôle. »

— Lisa Rubin, directrice artistique et générale du Centre Segal

La comédienne québécoise a également foulé les planches du théâtre Centaur à plusieurs reprises. « C’est un génie. C’est vraiment ce genre d’actrice qui peut tout, tout jouer. Elle a une présence phénoménale sur scène », dit Eda Holmes, directrice de cette institution théâtrale anglo-montréalaise.

Bilingue, la comédienne joue régulièrement sur les planches des théâtres anglophones de Montréal depuis une décennie, mais elle ne travaille pas en français. « On me dit que mon accent est trop anglophone », dit Lucinda Davis, qui a grandi en regardant Passe-Partout.

« Au début, on m’engageait [dans les théâtres anglo-montréalais] pour jouer des rôles qui demandaient spécifiquement une actrice noire. Ce qui m’a permis de me faire voir et de me distinguer comme actrice », explique Lucinda Davis.

« Après quelque temps, j’ai remarqué qu’on ne me choisissait plus à cause de la couleur de ma peau ; ils me choisissent parce qu’ils veulent travailler avec moi. »

— La comédienne Lucinda Davis

Les trois femmes sont favorables aux mesures incitatives des trois organismes subventionnaires (Conseil des arts du Canada, Conseil des arts et des lettres du Québec, Conseil des arts de Montréal), même si elles considèrent que les théâtres anglophones reflètent bien la diversité culturelle depuis quelques années déjà.

« Bien sûr, ce sont de bonnes nouvelles, explique Eda Holmes. Ça fait plus de 10 ans que nous avons ce genre de conversations dans les théâtres anglophones au Canada. Alors, bon, je trouve qu’ils [les conseils des arts] sont un peu en retard. Mais oui, pour ceux dont ce n’est pas encore le cas, ce genre d’action est nécessaire pour commencer. Parce que c’est plus facile de continuer de travailler avec les gens que tu connais. Ce genre d’initiative oblige à s’ouvrir. »

Familles théâtrales

Mustapha Aramis n’avait jamais été engagé par des théâtres institutionnels avant la mise en place des mesures prises par les conseils des arts. L’hiver dernier, le diplômé du Conservatoire d’art dramatique de Québec a joué dans Une bête sur la lune au théâtre La Bordée, à Québec, et il jouera dans deux autres créations l’automne prochain.

« Mon Dieu, c’est vrai ! Si on regarde ça, Une bête sur la lune, ç’a été ma première fois. Je ne veux pas dire qu’il y a corrélation, mais c’est vrai que je joue beaucoup plus maintenant », dit le jeune acteur d’origine algérienne.

« Ce qui m’attriste dans tout ça, c’est que ça amène des discussions sur le talent. Les gens veulent être engagés parce qu’ils sont talentueux, pas à cause de leur origine ou de leur genre. » 

— Mustapha Aramis, acteur

Le comédien croit par contre que les mesures incitatives sont peut-être la seule solution pour faire évoluer la situation. « J’ai participé à des rencontres organisées par l’Union des artistes quant à la représentation ethnique à la télévision et au théâtre. Je venais de sortir de l’école de théâtre et je voulais comprendre ce que les autres vivaient dans le métier. J’y ai réalisé que les incitatifs financiers ou autres, même si nous voulions les éviter, sont probablement les seules solutions », ajoute Mustapha Aramis.

Dans la saison 2017-2018, Manuel Tadros a joué au Rideau Vert dans La mort d’un commis voyageur et à La Licorne dans Comment je suis devenu musulman. Il sera du spectacle d’ouverture de la prochaine saison de Duceppe, Oslo.

Même si les rôles ne sont pas rares pour lui, le comédien d’expérience constate que la diversité culturelle n’est pas bien reflétée sur les scènes des théâtres francophones. « La plupart des metteurs en scène qui sont ancrés depuis longtemps dans le milieu, ils ont leur petite gang. Tel metteur en scène va souvent prendre tel ou tel acteur. Lorsqu’ils s’assoient pour faire leur casting, il faudrait qu’ils sortent un peu de leur zone de confort. Et il n’y a pas beaucoup de monde qui fait ça, je trouve », souligne-t-il.

Manuel Tadros aimerait que les choses changent naturellement, que l’ouverture se fasse sans « mesures incitatives ». « Tu engages un musulman, tu as un point. Tu engages un Haïtien, tu as un point. Excusez-moi, mais ça ressemble à une blague », ajoute l’acteur d’origine égyptienne.

Jean-Simon Traversy, un des deux nouveaux codirecteurs artistiques chez Duceppe, lui donne raison quant aux « familles créatives ». 

« Souvent, les réflexes que nous avons quand nous couchons des noms d’acteurs, c’est de penser à nos amis. Et souvent, nous nous apercevons que ce sont juste des acteurs blancs. »

— Jean-Simon Traversy, codirecteur artistique de la compagnie Duceppe

Il est bien conscient qu’il est plus que temps que les choses évoluent. La première saison qu’il cosigne avec David Laurin chez Duceppe, celle de 2018-2019, reflète déjà une plus grande diversité. Et ce n’est qu’un début, puisque le théâtre va ouvrir des auditions pour notamment découvrir des acteurs issus de la diversité culturelle.

Le théâtre voisin de Duceppe, le Théâtre du Nouveau Monde, a annoncé hier la création d’un atelier où une vingtaine d’artistes de la diversité culturelle rencontreront une douzaine de metteurs en scène.

Refléter la société québécoise semble un réel désir des théâtres. « Notre désir est que ça devienne un acquis, que ça coule de source », conclut Jean-Simon Traversy.

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