Livre La laïcité en harmonie avec la liberté religieuse

Promouvoir la laïcité

En s’appuyant sur la grande tradition de la pensée occidentale qui a établi une nette séparation entre pouvoir politique et pouvoir religieux, cet essai de l'ex-professeur de philosophie Gérard Lévesque montre que la liberté religieuse, bien comprise, permet de réaffirmer la légitimité de la laïcité de l’État.

Extrait

Le projet d’intégrer dans la législation du Québec ce qu’il est convenu d’appeler le principe de la laïcité revêt une certaine ampleur au sein de la société québécoise, mais aussi tout spécialement auprès de l’élite intellectuelle. Cette intégration viendrait remédier à ce qui est vu comme un manque, comme le constate la juriste spécialisée en droit constitutionnel Caroline Beauchamp : 

« Le Québec d’aujourd’hui est donc une société où le religieux n’exerce plus de contrôle sur l’État. Mais cette laïcité n’est déclarée nulle part, c’est une laïcité factuelle. En effet, aucune loi n’en fait mention. Bien que l’État et les institutions publiques soient, dans les faits, indépendants du clergé, cela n’est pas affirmé nommément. […] Cette réalité entraîne deux importantes conséquences. D’abord sur le plan social, il n’y a pas d’adhésion citoyenne à une nation laïque. […] Le pacte citoyen est donc sous-entendu, diffus, à cet égard. Ensuite, sur le plan juridique, la laïcité ne constitue pas un principe autonome, ni une notion qui pourrait déterminer ou conditionner l’interprétation des libertés et des droits individuels. […] Il faut réaliser que le principe de laïcité au Québec n’est énoncé ni dans la constitution, ni dans les chartes, ni dans une loi […]1. »

La façon de procéder à la proclamation du principe de laïcité ne fait cependant pas unanimité. Pour sa part, Caroline Beauchamp suggère, faute de mieux dans les circonstances actuelles, de faire un ajout à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne : 

« La laïcité en tant que principe structurel devrait être énoncée dans la Charte québécoise. Idéalement, cette mention devrait être inscrite dans une constitution écrite. Comme pour l’instant le Québec n’en a pas, c’est dans le document qui revêt la plus haute autorité que l’énoncé devrait figurer. Ainsi, la laïcité servirait à interpréter les libertés et droits individuels et permettrait de les moduler, au besoin. […] Ainsi, on pourrait mentionner la laïcité dans le préambule de la Charte québécoise en y introduisant un "considérant" qui se lirait ainsi : "Considérant que l’État est laïque". Et ajouter la laïcité à l’article 9.1 de la Charte québécoise, qui deviendrait : "Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect de la laïcité de l’État, des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec2." » 

Néanmoins, la plupart des partisans d’une affirmation juridique de la laïcité ont de plus grandes ambitions et sont en faveur de l’instauration d’une charte de la laïcité en bonne et due forme : « Renoncer à cette Charte [de la laïcité] équivaudrait à détruire la charpente de l’édifice que l’on veut construire en matière de laïcité3. »

Malgré ces divergences, tous s’entendent pour que la laïcité fasse l’objet d’une déclaration officielle qui ait un caractère solennel. 

Que l’on fasse la promotion de la laïcité par le biais d’une charte de la laïcité, par un ajout à la Charte des droits ou sous la forme d’un autre texte solennel, on devrait dans tous les cas faire place à un large contenu. Ce contenu doit être en rapport avec ce qui peut favoriser l’acceptation sociale, politique et judiciaire de la laïcité. La faveur que mérite la laïcité et la reconnaissance de sa portée sont entravées en bonne partie et de façon radicale par la conception surfaite que se font de la liberté, notamment la liberté religieuse, les représentants politiques, la population en général, l’élite intellectuelle et, de façon prééminente, la magistrature, ainsi que par les conséquences de cette conception sur des concepts connexes, telles la neutralité religieuse et les « accommodements ». 

Le remède gagne en efficacité que s’il agit sur la cause du mal. La promotion de la laïcité n’a donc pas avantage à se faire d’abord et principalement par le biais de mesures législatives ou administratives, contrairement à ce que les divers gouvernements ont cherché à faire jusqu’ici. Encore moins par le moyen de dispositions présentées sous le couvert d’une fausse conception de la neutralité religieuse ou motivées par la volonté inconstitutionnelle d’interdire le voile islamique protégé par le libre choix des femmes musulmanes.

La promotion de la laïcité ne réside pas non plus principalement dans des textes officiels et solennels, mais dans les idées et donc dans l’esprit.

Elle ne réside pas tant dans la proclamation de la laïcité, aussi solennelle et de belle apparence soit-elle sur le plan de la formulation juridique, mais surtout dans l’explication et la justification rationnelles de la laïcité. C’est la raison pour laquelle les intervenants en faveur ou contre les mesures législatives proposées lors de projets de loi cherchant à réglementer le phénomène religieux sentent le besoin de remonter aux principes. 

Voilà pourquoi il serait judicieux que tout document législatif solennel en faveur de la laïcité en rappelle les principes et ne se contente pas de clauses pratiques. Ces documents législatifs solennels se rattacheraient dans le même mouvement à la grande pensée occidentale traditionnelle, notamment en matière de philosophie juridique, éthique et religieuse. 

Qu’on nous permette donc, dans cette intention, de proposer quelques-uns de ces principes dont la pertinence pourrait être prise en délibéré par les auteurs de ces documents. 

Objet de la laïcité :  la noblesse de la laïcité tient au fait que l’État laïque a pour mission de réaliser le bien commun composé de l’ensemble des biens et services susceptibles de satisfaire les besoins fondamentaux des citoyens et de favoriser leur plein épanouissement dans leur dimension de personne physique, psychologique, morale, intellectuelle et spirituelle. Les droits et libertés fondamentales qui en découlent comprennent le droit à la liberté de conscience et de religion, tout comme les autres droits comme le droit à l’instruction, à l’information, à l’éducation, à la réputation, à l’association, etc. 

Nature de la laïcité :  la laïcité réside essentiellement dans l’autonomie de l’État qui, en vertu des délibérations de la raison en matière politique et profane, a le pouvoir de déterminer le droit positif visant à établir les conditions favorables au bien commun. Cette autonomie de l’État dans la recherche du bien-être temporel des citoyens est bien servie par le fait de faire abstraction des conceptions religieuses conformément au principe de la séparation de l’État et de la religion qui, elle, vise le salut éternel de la personne croyante. 

Laïcité et liberté :  les rapports entre la laïcité et la liberté religieuse reposent sur une conception de la liberté de religion selon laquelle cette liberté, comme toute autre liberté particulière, est d’abord limitée de façon essentielle par sa matière spécifique, en l’occurrence par sa double matière que sont les croyances et les activités du culte et leurs objets sacrés, et de façon circonstancielle par les limites de leur exercice tributaire des circonstances de temps, de lieu, de personne et de manière. Ces limites restreignent notamment le droit de professer et de manifester ses croyances. 

Principe de non-ingérence :  les rapports entre les instances politiques et les instances religieuses sont régis par le principe de non-ingérence mutuelle. Sur le plan plus pratique, ce principe interdit au pouvoir politique de s’immiscer dans les activités du culte et, au pouvoir religieux, de prétendre pouvoir régir par ses codes et préceptes religieux les mesures législatives ou administratives réglementant les activités citoyennes. L’administration publique assure aux personnes croyantes ou incroyantes la même qualité de services en faisant preuve d’impartialité à l’égard de l’appartenance religieuse comme antidote à l’acception de personne. 

Contraintes administratives et liberté individuelle de religion :  les mesures législatives ou administratives comportant en matière profane et civile des contraintes à l’égard de l’exercice de la liberté individuelle de religion sont réputées ne pas entraver cette liberté mais faire appel au libre arbitre lorsque la personne croyante fait face à un dilemme qui exige de choisir entre se conformer à ces mesures ou suivre son code religieux. Le croyant ou l’incroyant assume les conséquences de son libre choix. 

Pouvoir judiciaire :  la magistrature a le devoir de respecter les limites de la liberté religieuse. Elle s’abstient du despotisme judiciaire en rejetant les requêtes qui ne se conforment pas à ces limites et, en cas contraire, elle évite d’interdire des pratiques politiques légitimes à contenu religieux et d’imposer des pratiques religieuses illégitimes. Elle laisse à la pleine et entière discrétion des instances politiques et administratives la gestion des accommodements pour motif religieux. 

Ce sont là autant de dispositions qui permettraient à l’État laïque québécois de s’inscrire dans la ligne des principes issus de la pensée traditionnelle de la civilisation occidentale et dont le Québec est un fier héritier.

1 Caroline Beauchamp, Pour un Québec laïque, Québec, Presses de l’université Laval, 2011, p. 29 et 33

2 Ibid., p. 78 et 79

3 Louise Mailloux, La laïcité, ça s’impose !, Montréal, Renouveau québécois, 2011, p. 116

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