Vie au travail

L’art au temps des murs qui tombent

Les réaménagements des dernières années dans plusieurs entreprises favorisent les espaces à aire ouverte, les lieux collaboratifs et l’érection de parois vitrées. Mais quand les murs tombent, qu’arrive-t-il aux collections d’œuvres d’art ? Quel est le destin des tableaux accrochés dans les couloirs et les bureaux ?

UN DOSSIER D’ISABELLE MASSÉ

Un casse-tête pour les conservateurs

L’aménagement des bureaux était classique. Le bail venait à échéance. Ernst & Young (EY) en a alors profité pour changer de tour et de type d’espace. La direction a fait ses recherches, puis s’est attaquée au design des nouveaux lieux, avec la firme Menkès Shooner Dagenais Letourneux. Un comité d’employés a été formé pour définir les attentes quant au nouvel espace à aménager. On a déterminé qu’on souhaitait beaucoup de verre, entre autres. « Des bureaux d’associés traditionnels ont cédé le pas aux bureaux de collaboration au centre de l’espace, raconte Sébastien René, associé d’EY. On voulait voir où les gens travaillent. Puis, au fur et à mesure, on a réalisé : il n’y a plus de murs ! »

Que faire des tableaux qui les ornaient ? Dans plusieurs grandes firmes, repartir en neuf physiquement sous-entend aussi de déplacer une collection d’œuvres chère à l’entreprise. « EY a 125 ans d’histoire d’associés et de dirigeants qui, au fil des modes et des valeurs de l’entreprise, ont acquis des œuvres, explique Sébastien René. Majoritairement canadiennes et sur papier. »

Or, l’absence de murs peut constituer un casse-tête pour les conservateurs et les collectionneurs. « Je dois répondre à cette nouvelle réorganisation du travail », confirme Jo-Ann Kane, conservatrice notamment de la Banque Nationale et de Deloitte.

Au fil de la modernisation de ses bureaux, ces dernières années, la Banque Nationale est passée d’un aménagement composé principalement de bureaux fermés à des espaces ouverts, ce qui a réduit l’aire consacrée aux œuvres. « Nous exposons dans ce nouvel aménagement des œuvres de grand format sur quelques murs au centre de l’espace plutôt que des œuvres de petit format qu’on trouvait dans les bureaux fermés », explique Jo-Ann Kane.

DYNAMISER SA COLLECTION

Les entreprises ne veulent cependant pas toujours accrocher ce qu’elles possèdent déjà. Une réflexion à cet égard a dû être entreprise chez EY. « Nos œuvres de la réception allaient-elles être encore fortes ? Qu’allait-on garder ? On a formé un sous-comité pour regarder les œuvres de la collection actuelle qu’on voudrait présenter à l’étage de la réception », explique Sébastien René.

EY en a conservé une dizaine de façon temporaire pour cet espace et a réparti, aussi de façon temporaire, sa collection sur trois autres étages. « On a toutefois investi dans de nouveaux encadrements », dit Sébastien René.

Parallèlement, EY a réservé des murs à deux œuvres murales conçues par les graffiteurs FONKi et Beyung, au prix de quelques milliers de dollars. Puis, plutôt que d’investir dans l’acquisition de nouvelles œuvres, la firme a opté pour le prêt d'oeuvres. L’étage de la réception dévoilera sous peu 10 impressions numériques, photographies, installations et sculptures choisies en collaboration avec Art Convergence (voir encadré). « On n’est pas obligés de les acheter d’un coup, dit Sébastien René. Les œuvres vont de 1600 à 24 000 $, mais ça coûte une fraction de l’achat. Ça nous permet d’être présentés à ces œuvres. »

Et que fait-on des pièces actuelles ? Chez EY, certaines circulent parfois entre les bureaux du réseau. Quand la Banque TD à Toronto a retravaillé sa collection, elle a donné des œuvres à des musées. « À la Banque Nationale, on en profite pour redéployer, faire circuler la collection, dit aussi Jo-Ann Kane. Les bureaux du reste du Canada, à Vancouver, Calgary, Toronto, n'ont pas le même type d'aménagement. »

La nostalgie n’a pas toujours sa place quand les locaux entrent dans une nouvelle ère et qu’on veut que ceux-ci transmettent une image actuelle d’une pratique. « Il n’est pas essentiel de moderniser sa collection, juge André Dufour, associé directeur de Border Ladner Gervais (BLG), responsable de la collection de la firme qui a rénové ses bureaux en 2011. Dans une approche d’aire collaborative avec beaucoup d’éclairage et un décor contemporain, il peut y avoir une inadéquation entre ce que les rénovations nous permettent d'exprimer et des oeuvres des années 1960 qui reflètent quelque chose de plus conservateur. »

BIENVENUE AUX ŒUVRES NUMÉRIQUES

La réception, premier arrêt des clients et visiteurs, est souvent considérée comme le reflet de l’entreprise. « C’est l’endroit le plus stratégique, estime André Dufour. En y pénétrant, il importe que les clients comprennent rapidement nos valeurs, qu’on est un bureau moderne et intéressé par la technologie, même si BLG est le plus vieux cabinet du Canada. Comme, avec le temps, on a mis l’accent dans notre pratique sur la protection des données et l’intelligence artificielle, nous avons des œuvres qui parlent de l’utilisation de la technologie. »

Les œillères tombent et les directions ne lorgnent plus que l’acquisition de tableaux. La façon d’acquérir les œuvres s’est par conséquent modernisée.

« L’aire ouverte est un défi pour l’accrochage d’œuvres. Mais ça met la table aux artistes contemporains d’avant-garde. Ça ouvre à la vidéo et aux œuvres plus technologiques. Ça peut favoriser l’évolution vers l’art contemporain et l’appétit vers un médium moins conventionnel. »

— Florence Dubé-Moreau, cofondatrice d’Art Convergence

Le galeriste Hugues Charbonneau, dont les artistes exposent dans les musées au Canada et à l’étranger, croit avoir vendu plus d’installations vidéo que d’œuvres sur toile cette année. « On a maintenant une génération professionnelle qui a grandi avec le vidéoclip et qui est interpellée par la photographie, constate celui qui aide à bâtir des collections en entreprise. Les commissaires peuvent donc être plus actifs dans le marché à petits prix. Les vidéos peuvent être moins chères. Elles s’entreposent gratuitement et permettent la rotation d’œuvres sur écran. On peut ainsi continuer de faire des acquisitions quand on n’a plus de murs. »

La mission d’Art Convergence

Art Convergence favorise la rencontre entre les milieux corporatifs et artistiques par le biais de différents moyens incluant des accrochages thématiques temporaires dans les lieux de travail. Le projet offre aussi des services éducatifs sur mesure tel que la programmation de conférences, l’accompagnement au collectionnement et l’organisation de rencontres avec des artistes contemporains à Montréal. Tous les fruits des vente éventuelles et des activités vont aux artistes. « Le verre est un enjeu, soulève Louise Davey, cofondatrice d’Art Convergence. C’est une réalité, il y a moins de place. Une stratégie est requise. Si les entreprises collectionnent moins, il y aura pénurie dans le milieu des arts. On a donc amené un autre concept. On veut augmenter l’engagement, même s’il y a moins d’espace. On veut que les gens aient des outils pour avoir ensuite leur propre collection. » Un tel service rend l’art accessible aux PME, pas simplement aux grandes entreprises. « Il y a toujours de la place pour l’art, clame le galeriste Hugues Charbonneau. La réalité, c’est que la majorité des bureaux d’avocats ont encore beaucoup de place. Et dans ceux du milieu des nouvelles technologies, tout est à faire. »

— Isabelle Massé, La Presse

Quand agir ?

La configuration de nouveaux espaces de travail engendre une réflexion nécessaire sur la place qu’occuperont les employés. Mieux vaut penser aussi à ce qui sera accroché aux murs.

Les tableaux, installations, photographies et sculptures que plusieurs entreprises arborent sont d’abord une manifestation de la culture de l’organisation, de son ouverture, de sa pratique, bien avant de simples éléments de décoration. On souhaite qu’elles interagissent avec la clientèle et les employés. « Ce n’est pas que de décorer, lance la conservatrice Jo-Ann Kane. À la Banque Nationale, par exemple, les œuvres d’art sont une entrée en matière pour une conversation. C’est tout sauf de la tapisserie. Elles doivent stimuler, faire réfléchir de façon différente. »

Dans des projets de réaménagement de bureaux, il est donc logique que le déploiement des collections d’œuvres d’art d’entreprise passe par une réflexion qui s’amorce au moment où on décide de rénover. « Il faut y penser avant d’emménager, car l’espace pourra être prévu en conséquence, avertit Louise Davey, cofondatrice d’Art Convergence. On peut ainsi prévoir des espaces dédiés. Certains pensent à des zones galerie. Un conservateur, un commissaire, un consultant en art contemporain peut être appelé pour une telle réflexion. »

Il n’est toutefois pas rare que cette préoccupation arrive tard dans un projet de réaménagement ou de déménagement. « Dans beaucoup de cas, le siège social étant à l’extérieur du pays, l’inclusion des œuvres d’art est une arrière-pensée, constate Vincent Hauspy, associé, division design, de Provencher Roy. Il faut dire qu’il y a énormément de choses à colliger, les besoins, les synergies à établir lors d’un aménagement. L’art peut alors prendre une place sur le banc arrière. Les gens veulent plus savoir s’il y aura un gym, un café, un lounge. »

« Pourtant, c’est un moment opportun pour réévaluer sa collection, ajoute Louise Davey. Des organisations changent leur image. Donc il se peut qu’il y ait une incongruité dans l’espace. »

Trop d’œuvres dont on ne voudra se départir risquent de s’imbriquer difficilement dans les nouveaux espaces de travail. « Or, il faut laisser respirer les œuvres d’art et les murs, clame Vincent Hauspy. Il faut avoir une stratégie, quitte à ce que les clients puissent faire un catalogue pour une meilleure intégration dans l’espace, pour une relocalisation dans d’autres bureaux ou pour la vente. »

Une étude de l’Observatoire de la culture et des communications de l’Institut de la statistique du Québec, réalisée en 2015, a évalué les achats d’œuvres d’art en 2013-2014, par les principales entreprises collectionneuses, les institutions muséales et les six plus grandes municipalités du Québec, à 16,2 millions de dollars. La majorité des acquisitions (81 %) étaient des œuvres sur papier et des peintures.

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