Masi

Monter à genoux, descendre debout

Masi
Gary Victor
Mémoire d’encrier
173 pages

Dans son plus récent roman, d’un humour féroce, Gary Victor baisse le froc de l’élite haïtienne en racontant l’ascension politique et la chute morale de Dieuseul Lapénuri, homme médiocre et vaguement homophobe, nommé ministre aux Valeurs morales de la République, qui doit se prononcer sur la tenue ou non du premier festival gai et lesbien de Port-au-Prince. Disons que son livre Masi a tout pour faire scandale en Haïti.

On dit souvent de lui qu’il est comme un Stephen King ou un Patrick Senécal haïtien. Mais il n’y a qu’un seul Gary Victor. Son œuvre, qui compte de nombreux titres, dont Saison de porcs, Soro, Maudite éducation ou Collier de débris, tâte les genres populaires du roman policier ou fantastique, souvent les deux en même temps, le tout arrosé de clairin (alcool fort haïtien), et saupoudré de culture vaudou.

On ne s’ennuie jamais dans un livre de Gary Victor, et son dernier, Masi, est carrément délirant. Orgiaque, lubrique, absurde, c’est une attaque frontale contre l’élite au pouvoir, et quand on lui demande, alors qu’il est de passage à Montréal pour lancer son livre, si c’est son roman qui risque le plus de faire scandale, lui qui a pourtant l’habitude d’utiliser la fiction et l’humour pour dénoncer les failles de son pays, il l’admet : « C’est sûr ! »

Masi commence raide. Ou dur, si vous voulez. Dieuseul Lapénuri (déjà, ce nom !) est un homme banal et sans ambition, méprisé par son père, poussé dans le dos par sa femme, qui se voit parachuté ministre aux Valeurs morales et citoyennes. Mais avant de lui confier ce poste convoité, le président exige de lui une fellation. Craignant de perdre sa femme si près du but, il s’exécute. Et cet homme médiocre en tout procure une telle jouissance au président que ça le met en danger auprès de tous les autres ministres jaloux, qui chercheront à savoir quel est son don – on va jusqu’à interroger un missionnaire québécois pédophile à Montréal. Et comme si ce n’était pas assez, on l’a promu à ce poste pour qu’il tranche la question de Festi Masi, premier festival gai et lesbien d’Haïti, qui fait grimper aux rideaux tous les religieux. Parce que, bien sûr, l’homosexualité est une perversion de Blancs qu’on veut introduire dans l’île pour la corrompre.

Gary Victor estime que la question gaie avance malgré tout en Haïti, « même s’il y a beaucoup de résistance », et même si le mot créole « masisi » est l’équivalent de l’insulte « tapette » chez nous (le mot pour lesbienne est « madivin »). « Je pense qu’il y a une tolérance dans la population, poursuit-il, mais il y a en même temps une réticence comme partout ailleurs. Une acceptation qui se fait lentement. » Il faut dire aussi que dans un pays où les droits fondamentaux de la majorité sont souvent bafoués, les droits des minorités ne sont pas dans les priorités.

UN ROMAN SUR LA COURTISANERIE

Fait intéressant, ce point de départ est inspiré d’un fait réel, soit l’annulation du festival Massimadi qui devait avoir lieu en 2016 à Port-au-Prince, ce qui avait échauffé les esprits, en pleine campagne électorale. Récupération politique, menaces de mort, manque d’organisation, on a entendu toutes sortes de versions sur l’annulation de ce festival, mais on se souvient des propos du sénateur Jean-Renel Sénatus, qui dénonçait une incitation à la débauche de la jeunesse haïtienne. « Les gens ont eu l’impression que ce festival voulait imposer quelque chose de l’extérieur, ç’a été vu comme une agression », note l’écrivain.

Mais pour Gary Victor, qui ne nomme personne dans son roman, cette affaire n’est qu’un prétexte à raconter autre chose. Masi n’est pas tant un roman de sensibilisation à la cause gaie qu’une illustration de l’hypocrisie des mœurs des gens au pouvoir.

Tout le monde couche avec tout le monde dans ce livre, et le seul moyen de monter jusqu’au top est de se mettre à genoux (ou de s’allonger). Masi est en fait un roman sur la courtisanerie en haut lieu – une réalité qui n’est pas seulement haïtienne.

« Ce qui était important pour moi, c’était la situation du personnage, explique Gary Victor. Sa situation de déchéance, de décomposition, de chantage. La question de l’être et de l’avoir dans un pays qui connaît la précarité comme Haïti. Qu’est-ce qu’on devient dans cette précarité, ce désir d’argent ? Les gens doivent survivre et en même temps, il y a ce désir d’avoir. On est quand même bombardé par la publicité, on veut avoir une belle maison, une belle voiture. Il faut avoir pour exister, donc la question de l’être devient floue. Il y a tellement de gens que je connais qui sont dans cette situation, qui sont obligés d’accepter des trucs pour avoir quelque chose. C’est tellement violent. Ça existe dans d’autres pays, mais dans un pays comme Haïti, c’est encore plus violent et cruel. Il n’y a que l’État qui, souvent, vous permet de réussir en Haïti. »

Le 1 % des plus riches de ce pays dansent (et forniquent, on dirait) au bord d’un gouffre. « Le plus grand problème d’Haïti est cette précarité des gens qui les fragilise à tous les points de vue, déplore Gary Victor. Et, malheureusement, il y a des politiciens qui alimentent cette précarité, avec la corruption, le vol, le mépris de la population, sans se rendre compte qu’ils ajoutent de la poudre au baril. Comme dans une course folle, on amasse, on profite, la précarité et le chômage augmentent, et la population s’en rend compte. D’ailleurs, partout, pas seulement en Haïti, je trouve effrayant le silence qui entoure les nantis. »

La descente aux enfers de Dieuseul Lapénuri, qui ne voulait que s’en sortir au fond, est une farce terriblement tragique, qui s’approche aussi du roman initiatique, selon Gary Victor. Il va en découvrir des choses sur la politique et lui-même, et qu’est-ce qu’on rit dans ce calvaire carnavalesque. Mais ce n’est pas parce qu’on rit que c’est drôle, comme on dit au Québec. Pour Gary Victor, l’humour est une arme essentielle de son style. « Parce que sans l’humour, la cruauté est partout. Il n’y a que l’humour qui permet d’abord des sujets comme ça, sinon ce serait trop difficile, trop lourd. L’humour permet de casser une frontière, de rester dans ce lieu obscur, qui est comme une sorte de catharsis. »

EXTRAIT 

« Dans sa fureur, elle pouvait presser la détente. Y aurait-il un scandale ? Le ministre aux Valeurs morales et citoyennes abattu dans son bureau par la première dame. Cela ferait la une des journaux du monde entier. Dans un pays comme le nôtre, pensa Dieuseul Lapénuri, on étoufferait l’affaire. La présidence avait le contrôle sur tout. La police. La justice. Son cadavre resterait là. La première dame partirait comme si de rien n’était. La secrétaire informerait le premier ministre, son véritable employeur. Ils trouveraient un moyen de maquiller le crime. Quand tout était possible, rien n’était impossible. Lui, ministre aux Valeurs morales et citoyennes, il avait bien sucé la queue du président. »

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