Chronique

La fin de l’innocence

On le sait, on le sent, on s’en doute. On se dit souvent qu’il y a sûrement quelque chose de hasardeux à passer du temps sur les réseaux sociaux à dire un tas de trucs sur sa vie.

Un « j’aime » ici, un partage par là. Une photo, dix photos. Une indignation, une adoration.

On se parle, on s’amuse, on réagit, on s’informe. Mais surtout, on se dévoile.

On n’est pas fou. Souvent, sans l’exprimer trop fort de peur d’avoir l’air parano, ringarde, voire d’une théoriste du complot névrosée, on se dit quand même dans son for intérieur que c’est risqué. On soupçonne que la confidentialité de nos vies n’est pas nécessairement bétonnée. On dit à nos enfants de faire attention, de ne pas trop se dévoiler sur les réseaux sociaux.

Mais en réalité, on ne fait pas grand-chose pour répondre à nos propres inquiétudes.

On se dit qu’on est bien capable, après tout, de résister aux publicités de vacances aux Bahamas ou de chaussures trop belles qui viennent nous hanter, propulsées par toutes les traces électroniques laissées par nos passages sur différents sites web.

On se dit que si on évite les photos trop personnelles et les aveux embarrassants, il n’y a pas grand-chose qui peut arriver.

On se dit : est-ce si grave ?

Oui, c’est si grave. Bien pire encore qu’on ne le pensait.

On l’a appris le week-end dernier dans un reportage percutant mené conjointement par le journal britannique The Observer et le New York Times.

Les données de quelque 50 millions de profils Facebook ont été utilisées, sans que leurs détenteurs en aient été conscients ni même avertis, pour servir à un vaste exercice ciblant les électeurs américains dans la marche vers l’élection de Donald Trump.

Et qui a fait ça ? La société Cambridge Analytica, spécialiste de l’analyse et de l’utilisation de données, embauchée par la campagne de Trump et dont Steve Bannon, l’ancien conseiller de Trump, fut un fondateur.

Et comment on le sait si clairement ? Parce qu’un Canadien d’origine, un gars de 28 ans de la Colombie-Britannique, spécialiste des données, des algorithmes et surtout des mécanismes pour analyser les données et s’en servir pour influencer certains publics cibles, Christopher Wylie, qui a travaillé pour les libéraux fédéraux avant de partir travailler et étudier à Londres, puis qui a été au cœur de toutes les opérations de Cambridge Analytica jusqu’en 2014, a décidé de vider son sac en public. Parce qu’il regrette ce qu’il a fait.

« C’est moi qui ai créé l’arme de guerre psychologique de Steve Bannon. »

— Christopher Wylie à l’Observer

La nouvelle a ébranlé Facebook, à qui on reproche d'avoir mal réagi face à cette brèche dans ses données. Le titre du réseau social a fini la journée d'hier avec une baisse de près de 7 %.

Officiellement, la société Cambridge Analytica est une entreprise spécialiste des campagnes électorales qui a toujours dit savoir utiliser les données publiques avec doigté et efficacité pour gagner des campagnes. Elle a toujours nié utiliser des données privées obtenues de façon non éthique. Mais autant le témoignage de Wylie qu’une autre enquête de l’Observer et de la chaîne de télé britannique Channel 4, où des journalistes se sont fait passer pour des clients potentiels, montrent que l’entreprise n’a pas grand frontières morales pour arriver à ses fins politiques : fausses nouvelles, scandales créés de toutes pièces, embauche d’ex-espions et non-respect des lois électorales…

Cambridge Analytica nie aussi utiliser des données obtenues sans suivre les règles. Mais ce qu’on apprend maintenant, c’est que le système que la société a construit pour cibler les électeurs américains part d’une étude supposément académique menée à l’Université Cambridge, à laquelle des dizaines de milliers de participants issus de Facebook, payés, ont accepté de participer, mais sans donner leur accord pour que cela devienne commercial et politique.

C’est cette opération de profilage, bâtie à partir de données qui peuvent sembler banales mais interprétées pour leur donner un sens politique précis, qui a grossi et s’est étendue pour atteindre des dizaines de millions d’Américains, à travers le réseau social.

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Que doit-on tirer comme leçon de tout cela ? (À part que l’élection de Trump et la victoire du Brexit, sur laquelle Cambridge Analytica a aussi « travaillé », voient leur légitimité remise en question ?)

Que le moindre « j’aime » sur les réseaux sociaux peut avoir un sens pour les analystes qui veulent nous influencer. Commercialement. Mais aussi politiquement. Imaginez si on en dit plus. Il ne faut pas être naïf. Les réseaux sociaux, gratuits, doivent faire leur argent quelque part. Nos données sont leur richesse.

Que les autorisations sur le partage d’information qu’on nous demande d’accorder à cœur de jour lorsqu’on est sur internet devraient toujours être scrutées à la lettre, chose difficile quand on n’est pas avocate ni spécialiste de la chose, surtout que ces ententes changent constamment. Mais la vigilance doit être de mise, le plus possible. Cela dit, les autorités doivent changer les règlements protégeant les consommateurs et internautes pour que ces informations légales cruciales soient plus facilement compréhensibles.

Les données sont le nouveau pétrole. Ce sont des ressources qui nous appartiennent. On est en droit de savoir où elles s’en vont, ce qu’on en fait, sans qu’on ait besoin d’un doctorat en droit comparé pour comprendre ce qui en est.

Au Canada, les lois sur la protection des données privées dans un contexte commercial ont une portée plus large qu’aux États-Unis. Mais comme l’a souligné hier le Commissaire à la vie privée du Canada, Daniel Therrien, les partis politiques, en revanche, ne sont pas encadrés. Et il s’en inquiète. Donc à l’ordre du jour, en plus de demander des comptes à Facebook – et aux autres aussi, de manière préventive, pour savoir quels sont leurs engagements et leurs politiques : Twitter, Instagram, Snapchat, LinkedIn –, donc en plus de ça, il faut exiger de nos élus des balises précises pour limiter hyper strictement l’utilisation des données personnelles par les partis et organisations politiques. Le Royaume-Uni et les États-Unis font maintenant face à une remise en question de la légitimité du fruit de deux processus démocratiques. Personne n’a envie de passer à travers cela.

Chers politiques, chers citoyens, au travail.

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