Opinion

C’est dans le temps du jour de l’An

« Nous devons former avec les communautés culturelles un monde nouveau, une société modèle, meilleure, libre, ouverte et accueillante, car la diversité culturelle est garante de l’enrichissement et de l’ouverture d’esprit d’une nation », a dit Gérald Godin. 

À l’approche du 1er janvier, une soupe à base de giraumon nous en fait la démonstration.

Le giraumon, c’est une sorte de courge. Il faut y ajouter du céleri, de l’ail, des oignons, des carottes, des pommes de terre, du chou, des échalotes, des pâtes alimentaires et du bœuf. Le tout assaisonné de quelques épices, de sel, de poivre, de piment et de persil. Et bien sûr, du poud soup, comme on dit par chez nous. Eh voilà, les ingrédients de la délicieuse soupe joumou.

Il manque cependant la saveur de l’Histoire.

Les esclaves de la colonie de Saint-Domingue ont créé cette soupe. Sa consommation leur était toutefois interdite et était réservée aux colons esclavagistes français.

Jusqu’à ce que Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines mènent l’une des plus grandes révolutions de l’histoire de l’humanité. Une lutte anticolonialiste et antiesclavagiste qui a mené à la naissance de la première république noire du monde : Haïti, dont l’indépendance fut proclamée le 1er janvier 1804.

Ce jour-là, les Haïtiens ont préparé et dégusté cette soupe pour symboliser qu’ils ne seraient plus jamais considérés comme inférieurs à aucun autre humain. Tous les jours de l’An, depuis plus de 200 ans, les Haïtiens du monde entier se réunissent donc en famille, cuillère à la main. Pas pour le rigodon. Pour la soupe. 

Un devoir de mémoire, comme pour nous rappeler que malgré toutes les difficultés qui mettent notre dignité à l’épreuve, nous sommes toujours un grand peuple. Un geste culinaire et révolutionnaire. Ça se passe aussi dans les chaumières des quelque 100 000 Québécois qui composent la communauté haïtienne ici.

Même si nous comptons trois générations au Québec, dont deux nées ici, nous maintenons cette tradition. Afin de nous réunir et de nous reconnaître, fonctions premières de la culture. Pas pour nous replier sur nous-mêmes, mais plutôt afin nourrir notre bagage tout en étant à la rencontre de l’autre. 

D’ailleurs, depuis quatre ans, je prépare en janvier deux marmites pleines de soupe joumou et j’invite mes amis et amies de tous les coins du monde à la déguster. Il y a mes compatriotes de la diaspora, mais également mes amis originaires de la Tunisie, du Liban, d’Algérie et du Guatémala. Mes amis d’ascendance canadienne-française sont bien sûr de la partie. Il y a enfin ce couple qui allie Saint-Laurent et Wong. Leurs enfants s’appellent Saint-Wong, affectueusement.

Il y a quelque chose de précieux à célébrer, au Québec, le peuple haïtien, tout en nommant que les ancêtres de certains de mes amis, par l’effet de l’esclavage, étaient propriétaires des miens. Une façon de raconter d’où je viens, afin de nous comprendre aujourd’hui, et que nous nous projetions, ensemble, vers de meilleurs lendemains.

« On parle de nous, de nos racines, de qui nous sommes, d’où on vient. Ça, il ne faut jamais l’oublier. On vient de ces récits, de cet univers, de cette façon de concevoir le monde. Ça explique pourquoi nous sommes différents des autres. C’est très porteur, car ça permet de mieux nous identifier dans un contexte de mondialisation. Quand tu es fort culturellement, tu peux bien aborder les autres cultures. Tu ne te sens pas dominé, tu parles d’égal à égal et tu ne développes pas un complexe d’infériorité comme nous avons longtemps eu avec la France. » 

C’est ce qu’a dit l’écrivain Bryan Perro. Pas au sujet de la soupe joumou haïtienne. Au sujet de l’importance de préserver des récits comme La chasse-galerie québécoise.

Ma mère ignore ce qu’est La chasse-galerie. Tout comme nombre d’entre vous ignoriez ce qu’est la soupe joumou. Pour ma part, j’ai étudié l’une et savoure l’autre. Nous assistons à l’émergence d’un Québec qui, fort de son histoire canadienne-française, apprivoise aussi, de plus en plus, les richesses se situant à l’extérieur de ses frontières, en plus de tenter la réconciliation avec les peuples autochtones. 

Voilà tout un défi devant lequel le Québec ne peut reculer, parce qu’il est trop tard, de toute façon. Il est déjà teinté par le monde. Pas d’Arcade Fire, de Xavier Dolan et de Safia Nolin sans Haïti, l’Égypte et l’Algérie. Comme le dit souvent mon amie Ericka, qui a Haïti et Sherbrooke tatoués sur le cœur, nous sommes la promesse de Gérald Godin.

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