Chronique

L’art de la fuite

Sara Erenthal avait 17 ans et demi quand ses parents lui ont dit qu’ils avaient « quelqu’un » à lui présenter. Elle savait que ce « quelqu’un » était un fiancé qui lui serait imposé.

Pour la jeune femme qui a vécu dans une communauté juive ultraorthodoxe à Jérusalem et à New York, l’heure du mariage arrangé avait sonné. C’était surtout pour elle le moment ou jamais de fuir un univers où elle se sentait malheureuse.

« Je devais le rencontrer le dimanche. Le samedi soir, j’ai pris la fuite », raconte l’artiste de 36 ans de Brooklyn, de passage à Montréal pour y présenter une exposition qui raconte son incroyable parcours de l’univers ultraorthodoxe jusqu’aux galeries de New York.

Jeune, on lui avait dit que si elle rompait avec sa communauté, elle ne survivrait pas. « On nous élève dans la peur, en nous faisant croire que si nous quittons la communauté, nous allons finir dans la rue, mourir, devenir toxicomane ou être sans-abri… »

Près de 20 ans plus tard, l’artiste que je rencontre au Musée du Montréal juif est à la fois fière et émue d’avoir fait mentir les plus sombres prédictions.

Née en Israël dans la communauté ultraorthodoxe Neturei Karta, Sara Erenthal avait 4 ans lorsque sa famille a déménagé à New York. Elle y a fréquenté une école hassidique où on apprend aux jeunes filles à être de bonnes mères de famille, modestes et obéissantes.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle voulait fuir. Elle n’a jamais révélé son secret à personne. À 17 ans, lorsqu’elle est retournée avec sa famille en Israël pour s’y marier, elle sentait que si elle ne partait pas maintenant, elle ne partirait jamais.

Après la fuite, elle s’est longtemps cherchée. À défaut d’avoir un endroit où habiter, elle s’est enrôlée dans l’armée. Elle y reste près de deux ans. Il lui a fallu apprendre à marcher en tremblant dans un univers dont elle ignorait tout. Il lui a fallu apprendre l’amour et la liberté. « J’avais vraiment peur. Parce que je ne connaissais rien du monde. J’ai grandi dans une bulle. Je ne savais rien de la vie en dehors de cette bulle. »

De retour à New York, elle a cumulé les petits boulots pour survivre. Habitée par un sentiment de vide, elle a fait un long séjour en Inde au cours duquel elle s’est mise à dessiner de façon intensive. Ces dessins griffonnés dans des cahiers d’enfant bon marché l’ont révélée à elle-même comme artiste. Après son voyage, elle a décidé de se consacrer à sa vie d’artiste à temps plein. En 2012, elle frappe à la porte de Footsteps, un organisme new-yorkais venant en aide aux gens qui quittent l’univers ultraorthodoxe, comme le fait l’organisme Forward à Montréal.

C’est ainsi que la fille de 17 ans qui, un samedi soir, a fui sa communauté en tremblant, est devenue, à force de travail acharné, une étoile montante du monde des arts à New York.

En décembre 2017, elle s’est retrouvée numéro un du top 10 des artistes urbains à suivre du site ArtNet. Quelques mois auparavant, grâce à une bourse de Footsteps, elle avait pu exposer une série de tableaux autobiographiques (Aller de l’avant/Moving On) à la galerie FiveMyles à Brooklyn. Cette même série, belle et émouvante, est présentée jusqu’au 29 juillet au Musée du Montréal juif.

« Pour moi, c’est un grand accomplissement. C’est la première fois de ma vie que mon travail me transporte dans une autre ville. C’est un tournant dans ma carrière. »

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On lui avait dit qu’elle finirait dans la rue. Mais pas dans ce sens-là… Pour Sara Erenthal, la rue est devenue son premier lieu d’exposition. Artiste multidisciplinaire, elle s’est notamment fait connaître par ses autoportraits qu’elle disperse dans les rues de Brooklyn, sur des murs de la ville ou des objets abandonnés – panneaux, matelas, tables, téléviseurs… – transformés en canevas de fortune. Faute de moyens pour s’acheter du matériel d’artiste, c’était, au départ, sa seule façon d’aller de l’avant.

« À New York, beaucoup de mes œuvres sont dispersées dans des appartements de gens qui les ont ramassées dans la rue. Un jour, j’aimerais les réunir. Pas les reprendre, mais juste les emprunter pour faire une exposition. »

Elle peint le plus souvent des visages de femme à grands traits noirs avec des lèvres bien rouges. Un « autoportrait subconscient », dit-elle, qui change au gré des humeurs et du temps, et dans lequel les passants – et surtout les passantes – peuvent se reconnaître, puiser de l’espoir, un sourire, une réflexion, du courage.

De l’art engagé ? Oui, à sa manière. « J’essaie le plus souvent de ne pas toucher à la politique… Mais depuis l’élection de Trump, c’est plus fort que moi », dit l’artiste qui, comme beaucoup de femmes, a été inspirée par le mouvement #metoo.

« D’où je viens, les femmes n’ont pas vraiment de voix. C’est l’homme qui, d’habitude, prend le plus souvent les décisions dans le foyer. Maintenant que j’ai trouvé ma liberté et ma voix, c’est très important pour moi, surtout comme femme, de l’utiliser. La résistance féminine est aussi ma trajectoire personnelle. »

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La veille de notre rencontre, sous la pluie, Sara Erenthal avait repéré un matelas nu dans une ruelle, non loin du Musée du Montréal juif, situé à l’angle du boulevard Saint-Laurent et de la rue Duluth.

« Allons voir… Hier, il était trop mouillé. Je n’ai pas pu m’en servir. » Nous sommes retournés sur ses pas. Déception… Un rayon de soleil perçait le ciel gris. Mais il n’y avait plus de matelas. « Ce n’est définitivement pas comme à New York où ces matelas traînent longtemps dans la rue ! »

Rue De Bullion, le regard de l’artiste s’est illuminé. Un autre matelas fraîchement abandonné semblait l’attendre sur le trottoir, appuyé contre un arbre. Elle y a peint un autoportrait en y inscrivant son sentiment de l’heure – « Exciting things ahead » – avant d’immortaliser son œuvre sur Instagram.

Des choses excitantes en perspective, en effet, à la fois pour elle et pour nous. À l’invitation du Musée du Montréal juif, Sara Erenthal compte revenir à Montréal en juin pour y peindre une œuvre murale dans le cadre du festival MURAL. Elle participera aussi à une discussion le 6 juin portant sur ceux qui quittent le monde juif ultraorthodoxe – un phénomène qui touche aussi les communautés hassidiques montréalaises.

Zev Moses, directeur du Musée du Montréal juif, est très heureux de pouvoir faire découvrir aux Montréalais le travail de Sara Erenthal. « Dès que j’ai vu les œuvres de Sara, j’ai voulu que l’on ait une exposition d’elle chez nous. On a trouvé que son histoire et sa perspective étaient quelque chose qui n’est jamais présenté, du moins pas de cette façon. Même si Sara est de New York et d’Israël, ce qu’elle raconte est aussi une expérience montréalaise. Il y a beaucoup de gens ici qui vivent la même chose ou qui la vivront. »

Sara Erenthal était d’ailleurs touchée de rencontrer lors de son vernissage des Montréalais qui ont quitté le monde hassidique et qui, pour la première fois de leur vie, venaient voir une exposition. « Ils étaient émus. Et pour moi, c’était très fort de voir ça. À cause de mon histoire personnelle, c’était important pour eux de venir. Ils n’avaient jamais pensé qu’ils pouvaient être interpellés par l’art de cette façon. Les femmes, surtout, ont senti cette affinité. »

Comme Sara Erenthal, ces hommes et ces femmes ont grandi en pensant que s’ils quittaient leur communauté, ils ne survivraient pas ou finiraient dans la rue. Et voilà que dans ce petit musée du boulevard Saint-Laurent, on leur rappelle que la rue où ils se sont avancés en tremblant peut être belle, aussi.

La série de tableaux Aller de l’avant de Sara Erenthal est présentée au Musée du Montréal juif (4040, boulevard Saint-Laurent) jusqu’au 29 juillet 2018.

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