Opinion Isabelle Picard

APPROPRIATION CULTURELLE Se faire raconter son histoire

La semaine dernière, quand ont eu lieu les premières manifestations entourant SLĀV et tout le débat sur l’appropriation culturelle, quelques amis, autochtones et allochtones, m’ont suggéré d’écrire là-dessus.

« Mais si je porte des boucles d’oreilles faites par une autochtone, c’est de l’appropriation culturelle ? Pour moi, c’est plutôt une preuve de respect de votre culture. » J’étais en vacances avec mes garçons et honnêtement, je ne voyais pas l’urgence, ce débat-là n’ayant pas fini de faire couler de l’encre. Et pour être franche, je n’étais pas prête à y entrer. Dans ma tête, cette discussion se dessine un peu comme une grosse bouette qui peut nous avaler. Cette épineuse question passe par les émotions et dans ce domaine, la nuance est grande.

Le concept d’appropriation culturelle serait né aux États-Unis. Il décrit l’adoption ou l’utilisation d’éléments d’une culture minoritaire par une autre, souvent dominante. Les formes d’appropriation culturelle se veulent variées, mais c’est sans doute dans les arts et dans la mode qu’on les retrouve le plus.

Certains anthropologues diraient que l’emprunt culturel est normal, qu’il a toujours été et que c’est ainsi que se créent les évolutions culturelles. À notre époque où la Terre est si petite, il est difficile de ne pas entrer en contact avec la culture de l’autre, d’être touché par elle, de s’en nourrir même. Le concept d’interculturalité est bien existant, et définir des frontières culturelles rigides n’a pas toujours été gagnant dans l’histoire de l’humanité.

Le problème ne tient certes pas à une paire de boucles d’oreilles perlées. La complication vient quand l’emprunt est insensible, mal intentionné ou ignorant, quand on modifie les emprunts ou leur signification pour les détourner de leur contexte.

L’un des premiers à dénoncer cette forme d’appropriation culturelle publiquement est Marlon Brando. Saviez-vous qu’en 1973, Brando a refusé l’Oscar du meilleur acteur pour Le parrain et qu’à la place, il a envoyé sur la scène Sacheen Littlefeather, une jeune actrice apache pour dénoncer le traitement fait aux autochtones dans les films hollywoodiens ?

Jusque-là et peut-être jusqu’à la sortie d’Il danse avec les loups, les rôles de personnages autochtones n’étaient donnés qu’à des Blancs dont on peignait le visage et auxquels on mettait des plumes. On représentait les autochtones à travers des personnages dégradants, niais, hostiles ou sauvages. Brando dira au New York Times qu’il avait à cœur les jeunes enfants autochtones qui se voyaient ainsi dépeints et les marques que cela pouvait laisser en eux. Le raisonnement, comme barème, sonne bien à mon oreille.

Kanata et Homo sapienne

Robert Lepage présentera sous peu au Théâtre du Soleil à Paris une pièce intitulée Kanata qui « relira l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et autochtones ». Selon l’article du Festival d’automne à Paris, c’est la troupe du théâtre qui assure l’ensemble des rôles et donc, aucun autochtone ne se retrouve dans la distribution. Et qui a « relu » cette histoire ? Comment les Premiers Peuples sont-ils représentés ? Je n’ai pas les réponses à ce questionnement et donc, je m’arrêterai ici. Mais les questions se posent.

Le Festival international de la littérature, quant à lui, fera sous peu une mise en lecture du livre Homo sapienne de l’auteure inuk Niviaq Koneliussen. À l’instar de l’auteure, les personnages sont inuit. Dans toute la distribution, il n’y a qu’une femme issue des Premiers Peuples. A-t-on mieux essayé ? Certaines de mes amies comédiennes disent ne jamais avoir été contactées.

Il est de l’ordre du classique que les minorités se fassent raconter leur histoire par la culture dominante. Or, on ne peut raconter une histoire de manière totalement neutre et détachée sans la teinter le moindrement de notre propre culture ou d’en omettre des parties signifiantes.

Doit-on arrêter de faire des pièces ou des films traitant de l’histoire des Noirs, des autochtones ou des autres cultures minoritaires ou de porter des accessoires de mode les représentant ? Certainement pas. Ces histoires et ces cultures existent dans la beauté, la tristesse et tout ce qui se trouve entre les deux. Il faut les mettre en lumière. Doit-on le faire autrement, mieux ? Certes.

Cheval indien

J’ai en tête le cas de Cheval indien, présenté ce printemps dans les cinémas canadiens. Pour ce film, tiré d’un roman écrit par l’auteur ojibway Richard Wagamese, il n’a pas été possible de trouver un réalisateur autochtone ayant l’expérience nécessaire de ce genre de plateau à grand déploiement. Un réalisateur canadien a donc été choisi.

Pour s’assurer de respecter la culture et l’esprit de cette période et pour guider ledit réalisateur, on a invité des aînés sur le plateau.

Le tournage a été long. L’équipe de production devait parfois attendre 40 minutes que les aînés aient terminé leur cérémonie. Le résultat est par contre plus que réussi. S’il n’y avait qu’un film à voir sur l’histoire récente des autochtones du Canada, je choisirais celui-là. Le long métrage a été porté par les autochtones. La critique a été positivement unanime. L’ouverture et le respect dont a fait preuve l’équipe de production ont su enrichir l’expérience, d’un côté comme de l’autre, et le tout transcende l’écran pour venir nous toucher en plein cœur.

La rectitude n’a pas sa place quand elle devient rigidité. La souplesse a toujours évité les fractures et la collaboration est souvent une issue heureuse. Le temps de se faire raconter son histoire par l’autre, en texte comme en personnages, est révolu. Il faut mieux avancer, et non reculer. Tout est dans la nuance…

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