La Presse en Italie

Ceux qui ouvrent leurs bras

« Pour les clandestins, la “belle vie”, c’est fini », clame Matteo Salvini, nouveau ministre italien de l’Intérieur. Sa rhétorique antimigrants gagne du terrain. Ceux qui la défient sont minoritaires mais plus engagés que jamais. Notre chroniqueuse est allée à la rencontre de cette Italie qui tient tête à Salvini.

Un dossier de Rima Elkouri à Rome et en Sicile

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« Pas en mon nom ! »

Ces dernières semaines, les élus italiens ont tenu des propos antimigrants. Mais pas le maire de Palerme. Dans sa ville, tous les habitants, migrants ou autres, sont d’abord des Palermitains.

Palerme, — Italie — Ce jour-là, l’Italie s’entêtait dans son refus d’accueillir l’Aquarius, un navire de l’ONG SOS Méditerranée transportant 629 migrants. À l’hôtel de ville de Palerme, c’était le branle-bas de combat. Le maire Leoluca Orlando, férocement opposé aux politiques anti-immigration de Matteo Salvini, chef de la Ligue, le parti d’extrême droite au pouvoir au sein d’une coalition avec le Mouvement 5 étoiles, fulminait. Devant un ministre de l’Intérieur qui répétait « Fermons les ports », le flamboyant maire répliquait haut et fort : « Pas en mon nom ! »

« Je ferai tout ce que je peux pour empêcher que le ministre Salvini laisse des gens mourir dans la Méditerranée ! Je crois que le port de Palerme doit rester ouvert pour accueillir tout le monde ! », tonnait le maire de 70 ans, qui, sous mes yeux, enchaînait les entrevues en direct par Skype avec des médias européens.

Quinze entrevues en deux heures étaient au programme, dont une avec une journaliste à bord de l’Aquarius, le bateau refoulé par l’Italie qui sera finalement accueilli par l’Espagne. Au beau milieu de ce tourbillon médiatique, notre entrevue était la seizième.

Je voulais rencontrer le maire de Palerme parce que son discours d’ouverture inspirant en faveur des droits des migrants détonne dans une Europe qui se crispe autour de sa politique migratoire. Il détonne particulièrement dans une Italie dirigée par un nouveau gouvernement populiste hostile à l’immigration et dont le ministre de l’Intérieur est un grand admirateur de Donald Trump.

Leoluca Orlando fait partie d’une classe à part de maires rebelles qui défient cette tendance et la condamnent sans détour. « Nous sommes probablement une minorité, je le sais. Mais pas à Palerme », dit le maire, fier d’avoir été réélu en tenant ce même discours.

Même si l’arrivée des migrants par la mer a diminué de près de 80 % depuis l’an dernier à la suite d’un accord vivement contesté entre l’Italie et la Libye pour empêcher les réfugiés et les migrants de se rendre en Europe, la rhétorique antimigrant a plus que jamais le vent dans les voiles.

Après avoir lutté contre la mafia, le maire Orlando a fait de la lutte pour les droits des migrants sa priorité. Pour lui, ce qui se passe en Méditerranée est un « génocide ».

Au-delà du pouvoir des mots, je lui demande quel pouvoir il a réellement, en tant que simple maire de la capitale de Sicile… Le vrai pouvoir n’est-il pas à Rome ?

L’homme sourit en s’allumant une cigarette. Il me rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, la chaise sur laquelle il est assis, dans ce grand bureau tapissé de velours de l’hôtel de ville, était occupée par des mafieux ou des amis de la mafia.

« Quand j’ai commencé mon combat contre la mafia, les gens disaient que je n’avais aucun pouvoir. On disait aussi que j’étais athée et communiste. Mais croyez-moi, personne n’est parfait, je n’ai jamais été athée ni communiste ! »

On le disait athée car plusieurs évêques étaient « amis des mafieux ». « Alors être contre la mafia, cela voulait dire être contre l’Église. » On le disait communiste, car l’État était le visage de la mafia. Et les communistes étaient contre l’État.

Ni athée ni communiste, donc. « Personne n’est parfait ! ,» répète-t-il, sourire en coin. « Et nous avons finalement gagné. Aucune ville d’Europe n’a changé sa culture de façon aussi profonde dans les 15 dernières années que Palerme. »

Au début des années 90, Palerme, gouvernée par la mafia, était comparée à Beyrouth en pleine guerre civile. Aujourd’hui, la capitale de la Sicile, sous l’impulsion de son maire entêté, veut s’imposer comme une capitale des droits de la personne. Et il faudra plus qu’un Matteo Salvini pour lui faire changer d’avis.

Lorsqu’un bateau de migrants accoste à Palerme, le maire se rend au port pour leur souhaiter la bienvenue et les rassurer. « Le pire est derrière vous. Vous êtes désormais des citoyens de Palerme. »

Le maire Orlando répète toujours que les migrants sont des « êtres humains ». « Si on me demande combien de migrants il y a à Palerme, s’ils sont 60 000, 70 000 ou 100 000, je vous réponds : aucun ! Qui vit à Palerme est un Palermitain. Je ne fais aucune distinction entre les gens nés à Palerme et les gens qui viennent vivre à Palerme. Je suis désolé pour vous ! Ces jours-ci, vous êtes palermitaine. »

En 2015, le maire, qui est aussi professeur honoraire de droit, a adopté la Charte de Palerme visant à faire reconnaître la mobilité comme un droit inaliénable. Il milite pour l’abolition du permis de séjour pour les migrants, qui conduit, selon lui, à une nouvelle forme d’esclavage pour les étrangers contraints à l’exploitation pour survivre.

Le maire juge très sévèrement l’attitude de l’Italie et de la communauté européenne devant la plus grande vague de migration depuis la Seconde Guerre mondiale. « Les États européens devront faire face à un second procès de Nuremberg. Il y en a eu un premier à l’encontre des nazis fascistes qui ont commis un génocide. Nous sommes en train de vivre un deuxième génocide. Et la Ville de Palerme ne veut pas se retrouver au banc des condamnés. J’accuse le gouvernement en place de violation des lois internationales. C’est une violation des droits fondamentaux. »

Son approche n’est ni humanitaire ni sécuritaire, répète-t-il à qui veut bien l’entendre. « C’est une question de respect des droits de l’homme », dit le maire qui a qualifié « d’indigne d’un pays civilisé » la politique d’extrême droite de Matteo Salvini.

« Je vous prie de m’excuser… » Notre entretien est interrompu par une énième entrevue Skype. « Monsieur Orlando, que risquez-vous si vous défiez les ordres du ministre de l’Intérieur qui vous demande de fermer votre port ? », lui demande une journaliste.

Le maire fronce les sourcils, l’air indigné. « J’espère être incriminé pour avoir défendu les droits des migrants. »

Le soir même, pendant que les passagers épuisés de l’Aquarius se demandaient, anxieux, quand ils pourraient enfin rejoindre la terre ferme, le maire est allé manifester aux côtés des Palermitains réclamant l’ouverture du port aux migrants. « Palerme, en grec ancien, signifie le “port complet”. Nous avons toujours accueilli les bateaux de sauvetage et les navires qui sauvent des vies en mer. Nous n’arrêterons pas maintenant. »

À défaut de pouvoir réellement ouvrir son port, ce maire ouvre des cœurs et éveille des consciences, à une époque où c’est plus que jamais nécessaire.

Arrivées de migrants en Italie entre le 1er janvier 2018 et le 26 juin 2018 : 16 551

Arrivées de migrants en Italie entre le 1er janvier 2017 et le 26 juin 2017 : 73 193

Nombre d’Italiens qui ont émigré en 2017 : 81 000

Sources : ministère de l’Intérieur de l’Italie, Istat

34 361

Nombre de migrants qui sont morts en tentant de joindre l’Europe depuis 2013, dont 27 000 par noyade

Source : United for Intercultural Action

809

Nombre d’arrivées de migrants au port de Palerme entre le 1er janvier et le 21 juin 2018

« Aucun être humain n’a choisi ou ne choisit le lieu où il vient au monde ; tous devraient se voir reconnaître le droit de choisir le lieu où vivre, vivre mieux et ne pas mourir. »

— Extrait de la Charte de Palerme

Italie

60,5 millions d’habitants,

dont 5 millions (8,5 %) d’étrangers

Plus de 50 % des résidants étrangers sont citoyens d’un autre pays européen.

Les plus représentés sont les Roumains (23,1 %), les Albanais (8,6 %) et les Marocains (8,1 %).

Taux de chômage : 11,2 %

Taux de chômage des étrangers : 15,5 %

Taux de chômage des jeunes : 33,1 %

Source : Istat

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« Nous ne sommes pas fiers que ce camp doive exister »

Depuis quatre ans, le camp de réfugiés Baobab a hébergé des dizaines de milliers de migrants échoués dans la capitale. Et comme les autorités n’ont pas voulu s’en mêler, ce sont des citoyens qui le portent à bout de bras.

Un camp géré par des citoyens

À Rome, en l’absence de structures d’accueil suffisantes pour les migrants, de simples citoyens portent à bout de bras un camp à ciel ouvert. L’initiative est née en 2015, en pleine urgence migratoire, après la fermeture d’un centre d’accueil par la municipalité à la suite d’un scandale de corruption. L’association Baobab Experience a pris le relais, avec le soutien d’organismes de défense des droits de la personne. Le camp, situé derrière la gare Tiburtina, est rudimentaire, sans eau ni installations sanitaires. « Même des animaux n’y vivraient pas », me dit un migrant sénégalais, heureux de ne plus y être. Les bénévoles du Baobab en sont bien conscients. « Nous ne sommes pas fiers que ce camp doive exister. Notre rêve est qu’il ne soit plus nécessaire », dit Fabiana Sartini, 34 ans.

« Je devais faire quelque chose »

Lorsque je l’ai croisée à la sortie de la gare Tiburtina, Fabiana Sartini était au téléphone avec sa mère. « Elle s’inquiète parce que je passe beaucoup de temps ici ! Mais on ne peut pas abandonner. » Le jour, Fabiana est secrétaire. Le soir, elle donne un coup de main aux migrants. Devant ces gens qui ont souvent survécu à l’enfer, elle ne pouvait rester indifférente. « Je devais faire quelque chose. »

« Pourquoi ne pas aider des Italiens à la place ? », lui ont déjà lancé des détracteurs du camp Baobab. « Les Italiens d’abord » est un des slogans de l’extrême droite. Cela suscite l’indignation de Fabiana. « Tous ces politiciens qui disent que l’on devrait laisser les migrants à la mer, ça me donne des frissons. »

Loin de la dolce vita

Bien que Matteo Salvini, chef du parti d’extrême droite La Ligue, ait évoqué la « belle vie » des migrants en Italie, la réalité n’est pas si belle. Le camp Baobab accueille des migrants d’Afrique subsaharienne, pour la plupart, qui n’ont nulle part où dormir. « Le problème est qu’il y a un long processus administratif pour avoir accès à un centre d’accueil, explique Fabiana Sartini. Cela prend trois à quatre mois pour avoir accès à un premier rendez-vous et demander l’asile. Durant cette période, les gens sont dans la rue. » Si les femmes et leurs enfants peuvent avoir accès en priorité à une place en centre d’hébergement, il leur faut souvent accepter d’être séparées de leur mari. De nombreux demandeurs d’asile accueillis au camp Baobab se sont par ailleurs retrouvés à la rue après avoir obtenu leur statut de réfugié. À défaut de pouvoir se trouver un logement, certains travaillent le jour et reviennent camper le soir. Certains vivent ici depuis plus de six mois.

Des repas, des matelas et un peu de dignité

Le camp Baobab, qui accueillait quelque 300 personnes en juin, est venu en aide à 80 000 migrants depuis 2015. En dépit du fort courant anti-immigration à Rome, de nombreux citoyens résistent. « Depuis trois ans, nous n’aurions pas pu venir en aide à autant de gens sans l’aide des citoyens. Ce que nous voyons, c’est que les gens réagissent de la bonne façon », dit Roberto Viviani. Sur le site de l’association, des gens se relaient pour offrir leurs services. « Ce soir, j’apporterai 3 kg de riz… » Au-delà des repas, des tentes et des soins de santé offerts aux migrants, Baobab Experience veut surtout créer un lieu de rencontre. On y offre des cours d’italien, une clinique juridique, un soutien pour les jeunes mineurs non accompagnés, des visites guidées de Rome, des matchs de soccer… « Ce qu’on veut faire, c’est créer un espace non raciste où les gens peuvent parler et se rencontrer. »

Menaces d’extrême droite

Le camp Baobab a dû déménager 20 fois en deux ans. Autrefois situé au cœur de la ville, il est désormais confiné à un coin désert de Rome. Une situation qui rend le camp vulnérable devant les groupes d’extrême droite, souligne Roberto Viviani, président de l’association Baobab Experience. « Dans le centre de la ville, nous étions sous les projecteurs et nous avions le soutien de citoyens. Maintenant que nous avons été mis à l’écart, nous recevons des menaces. » En février, deux jours après l’attaque de Macerata contre six Africains qui aurait été perpétrée par un militant d’extrême droite et ex-candidat de la Ligue du Nord (devenue la Ligue), un svastika a été dessiné à l’entrée du camp Baobab. « Après, nous avons eu la visite de gens, venus à bord de trois voitures, qui ont commencé à nous filmer, à enregistrer nos numéros de plaque. Ils nous ont crié des insultes du genre : “Nous allons vous brûler, vous et vos nègres.” »

Un « zoo » à Rome

Ne bénéficiant d’aucun soutien de l’État, le camp Baobab n’a eu droit qu’à une seule visite officielle de politiciens. C’était en 2016, à l’époque où le camp se trouvait via Cupa, dans le centre de Rome. Une députée de la Ligue (extrême droite) et une représentante de CasaPound (néofasciste) s’y sont rendues. « Nous avons informé les migrants au sujet de cette visite, raconte Roberto Viviani. Nous ne pouvions fermer la rue parce que nous occupions la voie publique. Les migrants nous ont dit : “OK, ils croient que c’est un zoo. Nous allons en faire un zoo pour eux.” Ils se sont mis à manger des bananes et à faire des “Ooo ! Ooo ! Ooo !” sur leur passage. »

« Salvini cultive la haine »

Le ministre de l’Intérieur et chef du parti d’extrême droite La Ligue, Matteo Salvini, promet d’expulser 500 000 clandestins. « La belle vie, c’est fini », a-t-il tweeté au début du mois de juin. « Je ne crois pas qu’il arrivera à faire tout ce qu’il promet de faire, dit Roberto Viviani. Heureusement, nous avons des lois italiennes et internationales qui protègent les gens. Mais le fait est, au-delà des lois et au-delà de ce qui se passe au parlement, que Salvini cultive un climat de haine. Pour moi, c’est ce qui est le plus dangereux. Quand des gens pensent qu’ils peuvent tirer sur des migrants, comme c’est arrivé encore récemment… Pour moi, c’est une conséquence du climat de haine créé par des partis politiques comme La Ligue. »

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Les promigrants contre-attaquent

Comment changer les perceptions défavorables envers les migrants ? Voici quatre actions adoptées par ceux qui militent pour mieux les accueillir.

Lutter contre la désinformation

Est-il vrai que les migrants reçoivent chaque jour 35 euros de l’État italien pour faire la « belle vie » ? Non. Ce qui n’empêche pas cette fausse information de circuler abondamment en Italie. Si bien qu’en août 2017, lorsqu’un auteur satirique a repris de façon ironique une photo montrant l’acteur Samuel L. Jackson et l’ancien joueur de basketball Magic Johnson sortant d’une boutique de luxe en Italie, de nombreux internautes les ont confondus avec des « migrants noirs » qui dépenseraient sans honte l’argent des Italiens chez Prada et Louis Vuitton…

« Toutes sortes de “fake news” circulent au sujet des réfugiés », souligne Francesca Cuomo, travailleuse sociale au Centre Astalli du Service jésuite aux réfugiés, à Rome. « Comme cette histoire de 35 euros par migrant par jour… En fait, 35 euros, c’est ce que reçoivent les organismes qui viennent en aide aux réfugiés. Aucun réfugié ne reçoit 35 euros dans ses poches. Ils reçoivent 2,50 euros par jour au maximum. Et encore… ce n’est pas tout le monde qui reçoit cette somme. »

Pour lutter contre la désinformation qui nourrit l’hostilité à l’égard des réfugiés et nuit à leur inclusion sociale, le Centre Astalli a notamment mis sur pied un projet qui s’appelle Finestro (Fenêtre). « Nous nous rendons dans des écoles publiques, à la rencontre de jeunes de 13 à 19 ans. Nous y invitons des réfugiés à raconter eux-mêmes leur histoire. »

Soutenir le rêve de jeunes

Au cœur du quartier Ballaro, à Palerme, une maison accueillant de jeunes migrants arrivés seuls en Italie vient d’être inaugurée. J’y ai rencontré deux jeunes hommes au regard de vieux sages. Cherif, 19 ans, originaire du Sénégal, et Raouf, 20 ans, originaire du Ghana. Cherif est arrivé en Italie seul à l’âge de 16 ans, après avoir survécu à l’enfer en Libye et en Méditerranée. « Depuis que je suis arrivé ici, je crois en la vie. » Il travaille dans un restaurant. Il étudie en même temps. Il rêve d’être pizzaïolo. Longtemps, il a dormi dans la rue. Puis, dans la voiture prêtée par un ami. « Pour moi, la vie était très compliquée. » Même chose pour Raouf, qui cumule les emplois sous-payés, dans l’espoir de pouvoir travailler un jour comme mécanicien.

En 2017, plus de 15 000 mineurs comme Cherif et Raouf ont débarqué seuls en Italie. S’ils bénéficient d’une protection jusqu’à l’âge de 18 ans, ils sont ensuite laissés à eux-mêmes, explique Alessandra Sciurba, du Centre italien d’aide à l’enfance (CIAI). « Nous avons pensé que ce serait bien de leur offrir un pont vers l’autonomie. » Huit jeunes ont été choisis parmi une quarantaine de candidats. Ils ont tous dû démontrer qu’ils avaient un projet de vie très clair et qu’ils travaillaient fort pour le réaliser. « Ils pourront vivre ici un an et avoir une inquiétude en moins. Ensuite, ils devront voler de leurs propres ailes. » Raouf, Cherif et les autres ne sont pas que des jeunes qui ont besoin d’aide, précise Alessandra. « Ce sont des jeunes extraordinaires qui ont quitté leur pays à 13, 14 ans. Ils ont été capables de survivre en Libye et en Méditerranée. Ils regorgent de talents, de compétences et de choses à donner à la société. Ils ont une persévérance qui est difficile à trouver chez des garçons qui ont grandi en Italie. Ceux qui parlent d’eux comme d’un problème ne les ont jamais rencontrés ! » Avant, un projet comme celui-là aurait été considéré comme « normal » en Italie. « Maintenant, faire des choses normales est une forme de résistance politique. Mais pour nous, prendre soin de ces jeunes, c’est prendre soin de notre société. »

Donner leur chance à des réfugiés

Lorsque Mauro Pomo, propriétaire du bistrot Sikulo à Palerme, a vu passer une recension de son restaurant doublée d’un commentaire raciste d’une cliente, il était furieux. « La femme a écrit que tout était parfait dans ce restaurant, mais qu’elle regrettait d’avoir été servie par un Noir ! J’ai signalé le commentaire et on l’a fait enlever. »

Le restaurateur palermitain veut contribuer par l’exemple à battre en brèche les préjugés au sujet des réfugiés. Depuis quatre ans, il a offert une formation à une dizaine de réfugiés. Sept d’entre eux ont pu décrocher par la suite un contrat de travail en bonne et due forme. Des gens comme Zobir, 25 ans, originaire du Bangladesh, plongeur à ses débuts, qui maîtrise désormais l’art de la caponata et de plusieurs autres spécialités siciliennes.

En mars, l’initiative a été saluée par un prix du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. « Nous avons reçu le prix parce qu’il s’agit d’un réel projet d’intégration par le travail avec des salaires ordinaires. Beaucoup de travailleurs étrangers sont malheureusement exploités en Italie… Ce n’est pas le cas ici. »

Mauro Pomo a vécu cinq ans au Maroc. Cela l’a sensibilisé à la condition des migrants qui risquent leur vie pour un avenir meilleur. « Tous ces gens qui arrivent en Italie ont la volonté d’apprendre, de travailler et de changer leur vie. »

Répertorier les bonnes pratiques

Même si le discours antimigrants domine en Italie, nombreux sont ceux qui s’y opposent par l’action, sans que cela fasse la manchette. Dans le cadre d’un projet de recherche-action appelé I Get You, le Service jésuite aux réfugiés a voulu répertorier les meilleures pratiques en Europe visant à accueillir les migrants, lutter contre la xénophobie et bâtir des communautés plus inclusives. En tout, on a recensé 315 initiatives dans 9 pays qui ont participé à l’étude. Le but est de les faire connaître et d’offrir un contrepoids au discours de méfiance et de peur de l’Autre qui est souvent mis de l’avant par des politiciens. En 2014, un grand scandale de corruption a éclaté à Rome. Un réseau criminel a infiltré la municipalité, détournant des fonds destinés à l’hébergement des migrants. « Ce grand scandale a laissé dans l’opinion publique la perception que ceux qui s’occupent de l’accueil des réfugiés le font pour l’argent ou pour voler de l’argent », note Chiara Peri, coordonnatrice des programmes du Centre Astalli de Rome. Si le scandale est bien réel, il éclipse malheureusement les projets inspirants tout à fait honnêtes qui se multiplient au pays. « L’Italie est un pays de contradictions, mises en relief plus que jamais par les migrations, souligne Chiara Peri. Parallèlement à la montée de la xénophobie, on note plusieurs exemples de projets communautaires bien gérés et très créatifs. Lorsqu’on répertorie les initiatives en Europe, l’Italie se démarque comme étant l’endroit où on en compte le plus grand nombre. »

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Réfugiés et inquiets

L’un a fui la Somalie, l’autre la Syrie. Tous deux avaient une belle situation dans leur pays, jusqu’à ce que la guerre ou les milices les forcent à s’exiler. Aujourd’hui réfugiés en Italie, ils cherchent à reconstruire leur vie.

Aweys

Réfugié somalien vivant à Rome, 36 ans

« Je suis originaire de Somalie. J’ai 36 ans. Je suis arrivé en Italie en 2008. Dans mon pays, j’étais un joueur de football professionnel. Je gagnais bien ma vie. Mais je n’ai pas eu le choix de partir après avoir reçu des menaces de mort des milices islamistes d’al-Shabab. Ma mère m’a dit : “Va-t’en, mon fils, pour sauver ta vie.”

Aujourd’hui, je suis vivant. Mais voilà maintenant dix ans que je ne peux embrasser ma mère. C’est dur.

Je suis arrivé par bateau à Lampedusa. Le plus difficile, ce n’était pas de traverser la mer. Le plus dur, c’était le désert. J’ai vu des amis mourir.

En Italie, j’ai dû attendre six mois pour avoir mes papiers. Une fois que je les ai obtenus, on m’a dit : “Tu dois quitter le centre d’accueil et te débrouiller par toi-même.”

Mon rêve était d’avoir un avenir… Je pensais l’avoir réalisé. Mais tout d’un coup, j’étais laissé à moi-même. J’ai quitté l’Italie. Je suis allé aux Pays-Bas. J’étais sans papiers, mais j’ai réussi à me débrouiller, à travailler, à trouver un endroit où dormir et de l’espoir. Après deux ans, j’ai été arrêté par la police. On a pris mes empreintes digitales. On a vu que j’arrivais d’Italie. On m’a dit que je devais y retourner.

J’y suis retourné. Personne ne m’y attendait. Je n’avais pas de toit. Rien à espérer. J’ai dormi dans la rue devant la gare Termini. Quelqu’un m’a dit : “Peut-être que le centre Sacro Cuero, juste en face de la gare, peut t’aider.” J’y ai rencontré Maria Jose, une missionnaire. Elle m’a beaucoup aidé. Elle m’a dit : “Mon cœur est ouvert pour toi.” Je lui en suis tellement reconnaissant.

Aujourd’hui, je travaille comme gardien de nuit dans un hôtel. La vie reste très difficile. Mon rêve est d’avoir une famille. Malheureusement, le racisme en Italie est partout. Il a deux visages. L’un est la peur. L’autre, la haine.

Pour louer un appartement, j’ai eu tout le mal du monde. Un propriétaire m’a dit : “Tu n’es pas italien. Je ne loue qu’aux Italiens.”

Je repense à mon passé, aux épreuves que j’ai dû traverser. Ce passé m’aide à avancer.

Avec ce nouveau gouvernement qui dit : “Les Italiens d’abord”, je suis très inquiet. J’ai peur de ne pas arriver à trouver un autre emploi si je perds celui que j’ai. Je songe à partir. En Australie, aux États-Unis ou au Canada… Comment c’est, le Canada ? »

Youssef

Réfugié syrien, 37 ans

« Je suis originaire d’Alep, en Syrie. J’ai dû fuir la guerre avec ma famille. Voilà plus de deux ans et demi que je suis arrivé à Rome avec ma famille grâce à un couloir humanitaire mis en place à partir du Liban pour les réfugiés syriens afin d’éviter qu’ils risquent leur vie en mer.

L’Italie est un très beau pays. Le peuple italien ressemble au peuple syrien dans sa culture et ses coutumes. Je n’ai pas senti de discrimination. On me traite bien en général. Mais la vie n’est pas facile ici. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de travail.

Après un an et demi en Italie, j’ai dû être hospitalisé pour des problèmes cardiaques. J’ai continué à étudier l’italien sur mon lit d’hôpital.

En Syrie, j’avais un bon travail. J’avais ma propre entreprise qui fabriquait des meubles en bois. En ce moment, je suis un cours de conduite en espérant que ça me permette d’avoir un travail. Ma femme était enseignante. Ici, elle a fait un cours pour être réceptionniste. Elle n’aime pas ça, mais elle n’a pas le choix.

Personne ne nous avait avertis avant d’arriver en Italie que la situation était si difficile. Pourquoi faire venir des gens en sachant qu’ils n’ont pas d’avenir ? Après notre arrivée en Italie, quelqu’un nous a dit qu’il aurait pu nous aider pour aller au Canada. Si j’avais su…

J’étais déjà inquiet, car je dois faire vivre toute ma famille et dans quelque temps, je n’aurai plus droit au soutien de la paroisse qui nous a parrainés. Avec ce nouveau gouvernement et Matteo Salvini qui dit : “Les Italiens d’abord”, je suis encore plus inquiet. Je me demande comment je vais y arriver. J’ai peur de ne pas pouvoir renouveler mon permis de séjour. L’avenir me semble encore plus noir. Je ne peux plus rêver. »

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