Chronique

Emprisonnés pour cause de pauvreté

Il y a encore dans nos prisons des gens dont le seul vrai délit est d’avoir été pauvres.

Coup sur coup, la semaine dernière, deux juges ont libéré des gens emprisonnés pour ne pas avoir payé leurs amendes à Québec et à Sherbrooke.

Non pas des amendes imposées comme peine pour la commission d’un crime. Des amendes accumulées de contraventions à des règlements municipaux.

À Québec, le cas de Valérie Brière a fait un certain bruit. On a parlé de cette mère chef de famille monoparentale condamnée à la cour municipale de Québec à 101 jours de prison pour neuf contraventions impayées entre 2001 et 2006 totalisant 2120 $ avec les frais. Elle avait passé 10 jours en prison quand ses avocats ont pu réclamer un bref d’habeas corpus pour la faire libérer.

Heureusement pour elle, le juge Richard Grenier, de la Cour supérieure, l’a libérée immédiatement en dénonçant l’injustice au passage. « Si une société incarcère des gens pour non-paiement d’une amende, ça ressemble quasiment au Moyen Âge quand on emprisonnait des gens pour [des] dettes », a-t-il dit. Un message assez clair à son collègue de la cour municipale…

Cette semaine, à Sherbrooke, le juge Gaétan Dumas, de la Cour supérieure aussi, a également libéré un homme détenu depuis cinq semaines. Son crime : avoir accumulé 43 contraventions totalisant avec les frais 11 000 $.

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Mme Brière a fait parler d’elle parce qu’elle est mère de deux enfants de 4 et 7 ans. Si elle n’était pas sortie de la rue, je me demande si on s’en serait souciés autant. Elle est en effet, comme l’homme de Sherbrooke, une ancienne sans-abri. Au fond, les deux cas sont presque identiques. Des gens vivant plus ou moins dans la rue, plus ou moins toxico, à qui la police remet des contraventions pour flânage, pour ivresse sur la voie publique, pour avoir uriné sur un immeuble ou pour avoir mendié. Ils n’ont évidemment pas d’argent pour les payer. Les ignorent. Se retrouvent avec une énorme dette…

Des années plus tard, ils sont arrêtés et emmenés devant la cour municipale. Les mesures alternatives prévues pour mettre fin à l’emprisonnement pour dettes (arrangements financiers, travaux communautaires) sont virtuellement impossibles à appliquer.

On passe donc à la dernière étape : le juge municipal met son bon jugement au vestiaire, sort la calculatrice, puis applique une règle de compensation en dollars par jour. Ça donne un nombre de jours de détention absurde.

Absurde compte tenu des infractions et des peines généralement infligées pour de vrais crimes.

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En clair, ces « délinquants » sont emprisonnés pour cause de marginalité sociale. Il se trouve parfois des avocats de l’aide juridique pour les sortir du trou et des juges pour corriger ces aberrations judiciaires, sociales et économiques. Mais comment permet-on ça ?

Qu’est-ce que la société gagne à emprisonner à grands frais un toxicomane qui n’a pas payé ses contraventions à des règlements municipaux ? Rien, bien entendu.

À Montréal, depuis 2004, on n’emprisonne plus dans des cas semblables. On prélève quelques dollars sur les maigres prestations d’aide sociale…

La dette ne disparaît pas pour autant et l’accumulation des billets peut être tout aussi ridicule. Un sans-abri peut être techniquement en infraction à un règlement municipal presque toute la journée. Mais au moins, on ne l’envoie pas en prison.

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Depuis plusieurs années déjà, les professeures Marie-Ève Sylvestre (droit, Ottawa) et Céline Bellot (travail social, UdeM) documentent ce qu’on pourrait appeler la judiciarisation de la pauvreté. Elle est considérable, mais relativement invisible. Qui se scandalise vraiment de ce qu’on « responsabilise » les gens qui ne paient pas leurs « tickets » ?

Il ne s’agit pas ici de donner des échappatoires à des criminels. Les gens condamnés pour des crimes qui doivent payer des amendes comme mesure alternative à l’emprisonnement, qui ont les moyens de les payer et qui ne les paient pas devraient encore être envoyés en prison : ils ont abusé de la clémence de la cour.

On parle ici non pas de crimes, mais d’infractions mineures à des règlements. On parle de gens désorganisés qui ont besoin d’être aidés, encadrés, pas emprisonnés. Surtout pas pour des durées plus longues que celles auxquelles on condamne des agresseurs sexuels !

Les juges municipaux qui se livrent à cette comptabilité judiciaire abdiquent leur rôle qui est de rendre la justice, pas d’être la courroie de transmission de la répression municipale primaire.

Malgré plusieurs jugements condamnant cette pratique, ça continue, comme l’ont montré les chercheuses.

Il faut non seulement mettre fin à l’emprisonnement pour non-paiement de contraventions partout au Québec, mais aussi cesser de penser qu’on va régler le problème de l’itinérance par la distribution de contraventions.

Il faut se tourner vers des solutions comme le « tribunal de la santé mentale », où l’on déjudiciarise chaque jour des affaires en cour municipale à Montréal, au lieu d’envoyer en prison des gens qui devraient être soignés, aidés, confiés à des ressources…

C’est moins cher, plus efficace et, ça tombe bien, c’est aussi plus juste et plus humain.

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