TÉMOIGNAGE

VIOLENCE À L’INSTITUT PHILIPPE-PINEL Les victimes silencieuses

Fin juillet, sept membres du personnel ont été blessés à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal.

J’ai travaillé plus de 20 ans à l’Institut Philippe-Pinel à une époque où il y avait moins de blessés. Comme tous les employés, j’ai la tête pleine de ce qu’est vivre avec la peur d’être agressé.

Je me souviens d’avoir gardé de quoi me changer pour les soirs où je revenais avec du sang sur les vêtements pour ne pas inquiéter ma compagne (la plupart du temps, il s’agissait de mon sang, les autres fois de patients qui s’automutilaient ; nous sommes formés pour ne pas blesser les gens). Et les matins de Noël où je priais pour qu’il ne m’arrive rien (le temps des Fêtes est toujours très difficile) en imaginant la scène devant le sapin : « Il est où papa ? » « Il est à l’hôpital. » « Pourquoi ? »

D’autres souvenirs ? J’en ai des valises pleines. Tous les gens qui ont travaillé à Pinel en ont. Un dernier ? Je me revois en train de boire mon café matinal en me déplaçant subtilement de façon à garder ma compagne derrière moi pour qu’elle ne voie pas mes larmes…

Ces quelques moments, je ne les ai jamais racontés à personne (et je m’excuse auprès de ma compagne de les lui faire découvrir maintenant). Les pires, je ne me les raconte même pas encore à moi-même.

C’est sans compter les amis, les collègues qui, un jour, partent et qu’on revoit des mois, parfois des années plus tard, sous médication, encore effrayés du moindre pas derrière eux, leurs rêves, leurs amours partis en miettes. Et la culpabilité de ne pas avoir été là au bon moment, de ne pas avoir prévu ce qui se préparait…

Sept blessés dans une seule semaine

Dans n’importe quelle autre institution que l’Institut Philippe-Pinel, le directeur se serait levé pour qualifier ça d’inacceptable, verrait personnellement à ce que ça ne se reproduise plus… mais à Pinel, ils ont seulement eu droit au courriel de la responsable des communications qui faisait ce que font tous les responsables des communications en cas de crise : noyer le poisson en disant que c’est un événement rare…

Ce qui n’est pas rare à Pinel, ce sont les blessés dont le nombre est en augmentation fulgurante : 18 en 2006, 35 en 2010, 54 en 2015. Une augmentation de 300 % en moins de 10 ans !

Interrogé à ce sujet lors d’une entrevue, en 2016, un représentant de l’Institut a répondu d’un air gêné : « C’est difficile à expliquer ! » Depuis, pas d’autre développement.

Pourtant, nous sommes bien à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal, spécialisé dans le traitement de la violence depuis 48 ans. Dès qu’il y a un meurtrier en série ou une fusillade à l’autre bout de la planète, on trouve un membre de l’Institut pour en parler et pour tenter de comprendre. Mais, bizarrement, dans le cas des employés qu’ils côtoient tous les jours et qui dépendent souvent de leurs décisions pour assurer leur sécurité dans le traitement des patients, on ne trouve plus personne pour tenter de comprendre…

Si j’avais trouvé surprenante la réponse du représentant de Pinel en 2016 au sujet de l’augmentation du nombre de blessés, l’ensemble de la prestation de l’Institut est, au moins, affligeante. (Affligeante : qui frappe douloureusement, pénible en raison de sa médiocrité.)

Mais il y a la CSST ! Un membre de la CSST, rencontré à la suite d’un autre incident, m’a fait comprendre qu’il était capable de prendre n’importe quelle machine et de dire comment la rendre sécuritaire, mais qu’il ne savait pas quoi faire devant un groupe de psychiatres et de défenseurs des droits de la personne.

Mais il y a le conseil d’administration qui ne peut pas ignorer ce qui se passe, parce que le syndicat l’informe scrupuleusement de tout incident (et devant qui je suis déjà allé présenter une requête). Le C.A. répond depuis des années qu’il ne se mêle pas de la gestion interne ! Bref : ça ne fait dresser aucun sourcil au conseil d’administration. Cinquante-quatre blessés ? Ça ne les intéresse pas !

J’ai appelé un de mes amis qui travaille encore à Pinel pour savoir comment ça allait. Il m’a répondu : « Man, nos vies sont en danger. » Puis, après quelques secondes : « Mais tu me connais, j’aime ma job, j’aime mes patients, je ne partirai pas. »

Et c’est vrai, ils ne partent pas. Ils restent et font un travail extraordinaire dans des conditions inacceptables. Et ça fonctionne. La rééducation fonctionne grâce à leur présence jour après jour. Au Québec, on parle régulièrement de valeurs. J’en profite moi aussi : ces employés sont des modèles d’implication, de dévouement et de courage au quotidien.

UNE question qui importe

C’est vrai que la direction de Pinel a créé une commission bipartite pour que ça ne se reproduise pas. C’est une commission dont les responsables enseignent les interventions non violentes. Ils vont s’interroger sur le nombre d’intervenants, qu’est-ce qui a été dit et fait… les détails. Est-ce qu’il faut des gants Kevlar ou des vestes antiballes  ?

Mais ils n’auront pas le droit de s’interroger sur LA question importante : est-ce que la direction de l’Institut Philippe-Pinel de Montréal et le conseil d’administration font preuve d’une indifférence et d’une insensibilité inacceptables envers leurs employés ? Et, si oui, est-ce que cette indifférence n’est pas LA raison première de l’augmentation ahurissante du nombre de blessés ?

En attendant, puisque votre direction n’a pas le temps de le faire, je veux vous dire très fort, à vous les employés, que vous faites un travail fantastique.

Notre société est plus riche en pouvant compter sur des gens comme vous. Je vous lève mon chapeau et je vous souhaite, de tout mon cœur, de rentrer indemnes ce soir auprès des gens que vous aimez.

Une dernière note : je ne veux pas qu’on pense que je n’aime pas l’Institut Pinel. Même si l’endroit regorge d’histoires terribles et de grandes souffrances, c’est aussi un lieu de rencontres extraordinaires, de rires, d’histoires humaines profondes et bouleversantes, d’amitiés surprenantes, de rédemption et de vie. Des histoires qu’il faudrait raconter. Moi aussi, j’ai aimé mon travail.

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