Chronique

Médias masculins

Par un beau jour de 2017, Maria Edström, une ancienne reporter qui enseigne en journalisme à l’Université de Göteborg, en Suède, où elle a fait son doctorat, a eu une idée.

Au lieu de tenir pour acquis que les femmes n’occupent pas une place égalitaire à la direction des grands groupes médias – pas juste les journaux et les télés et les radios, mais toutes les entreprises qui aujourd’hui produisent du contenu – , elle allait compter une par une les directrices, rédactrices en chef, présidentes et autres vice-présidentes qui décident au quotidien du contenu de nos nouvelles, nos jeux vidéo, nos films, nos réseaux sociaux, bref nos écrans.

« Les médias sont bons pour demander à tout le monde : ‟Où sont les femmes ?” », explique-t-elle en entrevue vidéo à partir de Göteborg, où elle a rendu publique hier une nouvelle étude plutôt choc sur l’iniquité dans les directions des entreprises médiatiques.

« Le problème, c’est que souvent, poursuit-elle, les médias ne se regardent pas eux-mêmes. »

Alors avec un groupe de chercheuses, elle s’est installée à l’ordi et a commencé à compter à partir d’une liste des 100 plus grandes sociétés médiatiques, en Europe, en Asie, en Amérique.

Une par une.

Chez Lagardère en France, il y en a tant. Chez Rogers au Canada, il y en a tant. Au conseil d’administration. À la présidence. Dans les hauts postes. Des entreprises de partout ont été glanées. Vidéotron, Gannet, Facebook, Time Warner, Vivendi, Netflix, Thomson Reuters, Sony, BBC, Nintendo, Globo, la RAI, China Central, Bell Média, TF1, Twitter, etc. Toutes les équipes de gestion des grandes entreprises qui sont responsables de notre consommation médiatique ont été passées au peigne fin.

Et qu’ont trouvé les chercheuses ?

Que seulement 6 % des chefs de direction sont des femmes.

Que seulement 17 % des postes de haute direction sont occupés par des femmes. Et que seulement 20 % des membres des conseils d’administration sont des femmes.

Bref, elles ont trouvé que les médias sont masculins.

« Les médias sont très rapides quand vient le temps de réagir aux nouvelles. Mais certains de leurs processus de changement sont vraiment lents. »

— Maria Edström

Parmi les entreprises qui sont dirigées par une femme, il y a les groupes allemands ARD – la première chaîne publique – et Bauer Media Group, le Shanghai Media Group, la néerlandaise Wolters Kluwer, France télévision et la finlandaise Sanoma. La liste est facile à faire, il y en a six.

D’autres sont pas mal plus longues.

Par exemple, en épluchant les résultats, on constate que des grandes sociétés comme Sony ou AT & T, Viacom, Comcast et Lionsgate, les françaises Vivendi et Lagardère, Médiaset – l’entreprise italienne de Berlusconi – n’ont aucune femme dans leur haute direction. Zéro. L’entreprise qui publie le Daily Mail non plus, d’ailleurs. Et je n’ai pas énuméré tout le monde. Il y en a 30 en tout où les hautes officines ne comptent juste aucune femme. Et des entreprises qui n’ont pas plus de femmes à leur conseil d’administration ? On en compte 11.

De toute évidence, les quotas et les lignes directrices concernant la gouvernance des sociétés, donc qui visent les C.A., ont quand même un impact…

Entre l’Europe et l’Amérique, il n’y a pas une grande différence, mais en Asie, il y a particulièrement peu de diversité, ont noté les chercheuses. « Dans certaines entreprises, il n’y a aucune femme », précise l’universitaire.

Ce calcul était nécessaire pour plusieurs raisons, explique Mme Edström, qui a mené l’étude conjointement avec Ulrika Facht, de la même faculté.

D’abord pour expliquer la disparité dans le contenu médiatique. « C’est important pour comprendre, par exemple, pourquoi les femmes constituent seulement 24 % des gens dont on parle dans les nouvelles. »

Mais aussi, poursuit-elle, pour mieux comprendre comment les médias doivent se transformer pour mieux répondre à leurs défis commerciaux.

« Les médias qui cherchent de nouveaux modèles d’affaires doivent se poser ces questions. D’abord : ‟Est-ce que je dessers efficacement tout mon marché avec mon contenu ?” Et ensuite : ‟Est-ce que toutes mes équipes sont mises à contribution ou est-ce qu’il me manque la moitié du talent pour résoudre des problèmes ?” »

On le dit, on le répète, les études effectuées par les grandes écoles de gestion et de commerce l’ont montré encore et encore : la diversité au sein des équipes décisionnelles produit plus de créativité, de meilleures décisions et de meilleurs produits. « Il faut le faire pour les lecteurs ou les auditeurs. Et c’est une solution pas compliquée », dit Mme Edström.

Mais par quel bout commencer pour mettre en place plus de diversité ?

« D’abord et avant tout, en acceptant d’avoir cette discussion au sein de l’entreprise », répond-elle. Si les médias peuvent parler des autres, ils doivent aussi accepter de parler d’eux-mêmes.

Ensuite en allant chercher des données objectives sur la situation de chaque société. En comptant qui est où et fait quoi et quelles sont les responsabilités de chacun.

Les autorités qui surveillent les médias dans les différents pays concernés peuvent agir aussi en demandant des comptes. En exigeant de savoir ce que les entreprises font concrètement pour améliorer la parité. Leur demander si elles ont des objectifs, comment elles comptent les atteindre.

« Parce que les médias bougent, dit Mme Edström. Mais ils ne sont pas du tout à l’avant du changement. »

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