Chronique 

Sauver sa peau

L’officière Sandra Perron a tout enduré : l’humiliation, l’intimidation, le harcèlement sexuel, le rejet, la violence verbale, les blagues de cul à lever le cœur.

« Quand je les saluais en arrivant le matin, personne me répondait, peut-on lire dans son livre, Seule au front, où elle raconte ses 13 années passées dans l’armée canadienne. Ils m’ignoraient totalement. Pire, ils faisaient exprès de passer des remarques obscènes, sachant que ça me dégoûtait : “Man, hier soir j’ai baisé ma copine par-derrière et bon’ieu, elle commence à avoir un gros cul.” “La mienne est encore tight, mais elle suce comme une balayeuse.” »

Ça vous choque ? Imaginez Sandra Perron, seule femme parmi 1500 hommes.

Ses frères d’armes ont tout fait pour la faire craquer : ils ont dessiné « FUCK ME » sur le dos de sa veste et ils lui ont envoyé des messages anonymes : « Aye la sacoche, retourne chez toi. T’es pas faite pour jouer dans la cour des hommes. »

« Les gars de ma section ne me laissaient aucun répit. Ils faisaient tout pour me harceler, m’exclure, me ridiculiser. Je devais constamment garder un œil sur mon équipement, parce qu’ils s’amusaient à cacher mon fusil, mon casque, mes ordres de patrouilles. »

— Sandra Perron, ex-officière dans l’armée canadienne

Pourtant, Sandra Perron, première femme officière dans l’infanterie, aimait tout, absolument tout de sa vie de soldat, même « vivre avec 42 gars grognons qui font des compétitions de pets et des championnats de rots ».

La vie à la dure ne lui faisait pas peur. Au contraire. « Je veux manger des rations froides et du pain rassis dans un trou à rats, porter mon uniforme puant pendant plus de cinq jours et écraser les maudits scorpions qui passent par les putains de sacs de sable. »

Le problème, c’est que l’armée n’a pas voulu d’elle parce qu’elle était une femme. « Je faisais tomber les barrières de leur précieux bastion masculin. J’étais une intruse dans leur sacro-sainte unité de combat purement mâle, une menace pour leur conception du métier de soldat. »

C’était dans les années 90.

***

J’ai rencontré Sandra Perron, hier, dans un café. Elle n’a pas la carrure d’un soldat de métier. Petite, mais solide, elle portait une veste en cuir rouge. Ses cheveux noirs tombaient en vagues sur ses épaules.

J’ai lu son livre d’une traite. Il sort aujourd’hui en version française. En tournant les pages, j’ai senti plusieurs fois la moutarde me monter au nez. J’étais en colère non seulement contre la culture extraordinairement machiste de l’armée, mais aussi contre Sandra Perron, qui a tout enduré sans jamais porter plainte.

« Pourquoi ? lui ai-je demandé.

— J’étais la première femme, a-t-elle répondu avec un soupçon d’hésitation dans la voix. Je ne voulais pas représenter l’échec, mais plutôt la réussite. Je le regrette. J’aurais aimé avoir la force de me plaindre, mais est-ce que ça aurait donné quelque chose ? Je ne crois pas. »

Sandra Perron a quitté l’armée régulière en 1996. Elle y a passé 13 ans de pur bonheur, mais aussi 13 ans de pur cauchemar. « Je voulais défendre mon pays, pas défendre mon droit de défendre mon pays. Ma ligne de front, c’était mes confrères. »

Elle s’est ouvert les veines pour écrire ce livre où elle raconte tout, absolument tout, incluant son viol et ses deux avortements. Quand son éditeur l’a appelée, le 15 mars à 9 h 15 du matin (la version anglaise est sortie en 2017), pour lui dire que son livre venait de partir à l’imprimerie, elle s’est effondrée.

« Je me suis ramassée à l’hôpital. Je pensais que j’allais devenir folle. Quand tu as été solide toute ta vie et que tout à coup tu tombes… Je ne me comprenais plus. »

En 20 ans, elle n’avait jamais eu de crise d’anxiété, mais l’écriture du livre a libéré des « démons profondément enfouis ».

À l’hôpital, elle s’est dit que c’était sa glande thyroïde ou sa ménopause. Après quelques séances chez le psychologue, elle a fini par accepter le diagnostic : stress post-traumatique. « Ça m’a prise totalement par surprise. »

Son livre a fait des vagues. Son père, un militaire, l’a élevée dans le respect de l’armée. Quand il a lu Seule au front, il a pleuré. « Pour lui, c’était tellement difficile à lire. Il n’en parle jamais. »

***

Avant le lancement de son livre en anglais, Sandra Perron a écrit une lettre au ministre de la Défense, Harjit Sajjan. « Mon livre sort, l’a-t-elle prévenu. Ce n’est pas une belle histoire. »

En guise de réponse, il l’a invitée à souper en tête à tête. « Je lui ai demandé s’il allait être à mon lancement. Il m’a répondu : “Il faut être là.” »

Le lancement a eu lieu au printemps 2017 au Musée de la guerre à Ottawa. Environ 300 soldats étaient présents ainsi que le ministre de la Défense. L’armée était enfin prête à entendre son histoire.

Est-ce que la culture phallocrate des militaires a changé depuis l’époque de Sandra Perron ?

J’ai posé la question à l’armée, qui m’a répondu par courriel, car personne n’était « disponible » pour m’accorder une entrevue. Un long courriel dans lequel la contre-amirale Jennifer Bennett a souligné le rôle de pionnière de Sandra Perron ; elle a aussi reconnu les doutes que plusieurs entretenaient sur la capacité des femmes à faire partie de l’armée.

Au milieu des années 90, l’armée a adopté des politiques de lutte contre le sexisme et des programmes d’aide aux victimes, a précisé Jennifer Bennett.

« C’est vrai, a dit Sandra Perron, mais le dommage est fait. Il faut aller en amont et créer une culture où les hommes vont nous respecter. Aujourd’hui, les femmes sont toujours considérées comme le maillon faible. »

Au Collège militaire royal de Saint-Jean, la proportion de femmes a diminué, passant de 11 à 8 % de 2009 à 2014, a déploré Sandra Perron.

Un recul troublant.

***

Dans son livre, Sandra Perron a quelques montées de lait qui m’ont réjouie.

« À un moment donné, je vais finir par leur botter le cul, a-t-elle écrit. Je sens que je suis de plus en plus proche d’exploser. J’ai tout fait pour m’intégrer, mais c’est rien qu’une gang de misogynes désagréables et dégueulasses. Il faut leur montrer qu’ils n’ont pas le droit de traiter les gens comme ça. Si j’étais un homme, ça fait longtemps qu’on aurait réglé ça. Trous du cul. »

Finalement, les « gars » l’ont eue à l’usure. La mort dans l’âme, elle a démissionné. Ce n’est pas ce qu’elle souhaitait, mais elle n’en pouvait plus. Elle flirtait dangereusement avec la dépression et l’épuisement.

« J’avais l’impression d’être dénuée de toute protection. Je me sentais à vif, comme un grand brûlé qu’on force à rester dans une cabine de bronzage. J’étais en mode survie. »

Elle est partie à l’âge de 30 ans. Malgré elle.

L’armée a peut-être eu le dernier mot, mais elle n’a pas eu sa peau.

Seule au front 

Sandra Perron

Québec Amérique 

Le livre est en librairie.

En chiffres 

x 2

Les dénonciations d’inconduite sexuelle ont presque doublé, passant en moyenne de 88 par année de 2010 à 2015 à 159 par année de 2015 à 2017.

15,3 %

Pourcentage de femmes dans l’armée aujourd’hui (incluant la réserve). Dans les années 90, elles représentaient 10 % des forces. L’objectif pour 2026 : 25 %. 

Source : Forces armées canadiennes

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