Oksana Chatchko

L'icône brisée des Femen

L’idéaliste ukrainienne qui avait inventé le « sextrémisme » s’est suicidée. Éliminée du mouvement, elle était désespérée. Celle qui pensait que les Femen avaient perdu leur âme s’est donné la mort le 23 juillet dans son appartement de Montrouge.

Sa mère l’appelait avec tendresse « ma petite révolutionnaire », celle pour qui le combat ne devait jamais s’achever.

Il existe un monde entre la chambre de l’appartement communautaire de Kiev, où nous avions rencontré Oksana Chatchko, à 25 ans, en 2012, et l’atelier mis à sa disposition par les Beaux-Arts de Paris, face au Louvre. Ce monde, Oksana l’a traversé. Grâce à son courage, immense, et à l’énergie créatrice qui la transcendait. « Une vieille âme », disait-on d’elle, mais dans un corps très jeune. Comme si elle avait absorbé quelque chose de ces icônes qu’elle peignait depuis l’enfance, en virtuose du détail, avec une patience et une précision infinies, selon des procédés traditionnels dont elle respectait chaque étape.

Oksana a 3 ans quand l’Empire soviétique s’effondre. En 1991, l’indépendance de l’Ukraine est proclamée et son père, un ancien ouvrier ravagé par l’alcool, « déserte la famille », comme elle dit, laissant seule sa femme et leurs deux enfants. Les cœurs s’embrasent pour la liberté et… la religion. Oksana, qui grandit à Khmelnytsky, une ville moyenne de l’ouest de l’Ukraine, annonce très vite qu’elle veut rentrer dans les ordres. C’est une petite fille prodige, passionnée d’art religieux. À 8 ans, elle est reçue dans une école d’art réputée, mais réservée aux adultes. À 14 ans, changement de direction : avec la même foi, Oksana s’inscrit au Parti communiste. Une fois de plus, son idéalisme est déçu. Elle trouve les camarades « trop vieux et trop nostalgiques de l’Union soviétique ».

Oksana, à seulement 19 ans, est une de ces intellectuelles comme on rencontre à l’Est, surdouées, passionnées, exaltées.

Elle s’inscrit en philosophie à l’université libre de Khmelnytsky. La femme et le socialisme, d’August Bebel, est son livre de chevet. C’est à l’occasion de la création du Centre de perspectives pour la jeunesse, en 2006, qu’elle rencontre Anna Hutsol, 21 ans, Iana Jdanova, 18 ans, et Sacha Chevtchenko, qui porte le nom du Victor Hugo ukrainien, héros de la lutte pour l’indépendance dont elle s’est fait tatouer les vers sur le corps. Toutes les quatre fondent le mouvement féministe Nouvelle Ethique qui, en 2008, après une soirée chez Anna « passée à refaire le monde avec du bon vin et des bonbons », deviendra Femen.

Dix ans plus tard, et une semaine après la mort d’Oksana, nous retrouvons Sacha dans les jardins de l’Institut suédois, à Paris, juste à côté de la galerie Mansart où Oksana a autrefois exposé. Elles se connaissaient depuis longtemps ; pourtant, toutes deux en convenaient, elles avaient si peu de choses en commun que, sans ce mouvement, elles ne seraient jamais allées l’une vers l’autre. En 2006, les filles se retrouvent dans l’appartement de Sacha, dans la banlieue de Kiev. On lit de la philosophie, on discute, on prépare des actions. Elles dénoncent cette société patriarcale à laquelle la « révolution orange » n’a rien changé. Tout à trac, les violences conjugales et les viols presque jamais condamnés, la mort en couches, le mariage « ascenseur social pour les mecs et mouroir pour les filles », la prostitution et le tourisme sexuel comme les salaires inférieurs de 27 % à ceux des hommes. Inna Shevchenko les rejoint et, très vite, s’impose comme une des figures les plus médiatiques du mouvement.

C’est le 24 août 2009, jour anniversaire de l’indépendance du pays, qu’aux cris de « Cessez de vendre l’Ukraine ! » Oksana se met torse nu pour la première fois. Pour elle, il s’agit d’une sorte de happening : un moyen d’action en même temps qu’une performance artistique, aussitôt conceptualisé sous le nom de « sextrémisme ». Les filles traduisent l’image en langage philosophique. Il s’agit de dire aux hommes : « Regardez ! L’objet de votre désir me constitue comme sujet. » Oksana nous confiait alors « rêver de faire la révolution des femmes, mais aussi des hommes ».

Leurs actions, relayées dans le monde entier, leur valent plusieurs arrestations et séjours en prison. En Biélorussie, Inna et Oksana sont même menacées d’exécution par les policiers qui leur rasent la tête et les abandonnent, en plein hiver, sans argent, ni téléphone, ni papiers, dans une forêt. Moins d’un an plus tard, pour protester contre la discrimination des femmes par l’Église et soutenir le groupe russe des Pussy Riot, elles abattent à la tronçonneuse une croix orthodoxe dans le centre de Kiev. C’est le blasphème de trop. Cette fois, elles sont accusées d’actes criminels. Et risquent 20 ans de prison. 

Dépossédée de Femen

Inna Shevchenko est la première à trouver refuge en France où, avec l’aide de Safia Lebdi, cofondatrice de Ni putes ni soumises, elle monte une section locale de Femen. Malgré les risques, Sacha et Oksana retournent en Ukraine animer la branche historique. Alors qu’à Paris, Inna assoit sa notoriété, en Ukraine, elles sont harcelées, traquées, tabassées par les autorités comme par les services secrets russes.

En août 2013, en tentant de leur échapper, Oksana se casse les deux poignets. Elle se réfugie à l’ambassade de France avec Sacha et Anna ; elles débarquent à Paris en septembre 2013, d’abord hébergées au Lavoir moderne dans le XVIIIe arrondissement. Le pire, pour elles, c’est de ne rien reconnaître au mouvement.

Avant, tout était décidé de manière collégiale, selon une organisation volontairement horizontale. C’est désormais une organisation strictement pyramidale, rationalisée, certes, mais quasi militaire, avec des actions à forte plus-value médiatique, mais au prix d’un discours de plus en plus confus. Inna se révèle une femme omniprésente, soutenue, entre autres par la journaliste Caroline Fourest qui lui consacrera un livre, Inna (éd. Babelio). Des témoignages dénoncent l’autoritarisme d’Inna, L’Obs parle d’une dérive « sectaire ». Quant à Sacha et à Oksana, elles se sentent « en terrain hostile ».

Le barrage de la langue contribue à leur isolement. « C’est incroyable comme on peut souffrir de voir que les gens se moquent de toi ou te dénigrent, sans saisir leurs paroles. C’est humiliant et ça ressemble à une prison », confie Oksana au journaliste Olivier Goujon. L’auteur de Femen. Histoire d’une trahison (éd. Max Milo) suit l’organisation depuis ses débuts. Rejetées, Oksana et Sacha la quittent en 2014. « Elles avaient une grande pureté dans leur engagement, décrit-il. Une force de conviction presque douloureuse. En les dépossédant de Femen, on ne les dépossédait pas seulement d’une partie de ce qu’elles avaient fondé, mais aussi d’une partie de ce qu’elles étaient. Là où Sacha et Oksana étaient animées par l’intérêt supérieur de l’organisation, Inna n’avait comme intérêt que son ambition personnelle. » 

Que reste-t-il à une guerrière quand on la prive de son combat ? « J’ai continué à m’agiter comme un poulet sans tête jusqu’à ce que je m’effondre au bout d’un an », expliquait Sacha. Sa dépression durera deux ans.

« Personne n’est prêt à être tué par quelqu’un qui vient de l’intérieur, c’est comme être tabassé par une partie de soi-même… Cette trahison a été un cataclysme dans nos vies. »

— Oksana Chatchko, dans Femen. Histoire d’une trahison

Une semaine avant sa mort, Oksana envoyait encore à Sacha la capture d’écran d’une réponse d’Inna à la question d’un internaute concernant leurs départs, « preuve que ça lui faisait toujours mal », décrit Sacha.

Pour Olivier Goujon, « cette exclusion de Femen imputable à Inna, alors influencée par Caroline Fourest, a été l’un des catalyseurs de la dépression qui va finir par l’emporter ». La déception de voir Anna, celle chez qui est né Femen, « rentrer dans le système » en Ukraine tout en continuant à diriger le site de vente en ligne de produits dérivés, n’a fait que la meurtrir un peu plus. Oksana s’enfonce dans une souffrance intérieure venue de très loin. Elle a des amis, aime, est aimée en retour. Elle crée, expose. Mais vit mal de reprendre des études « alors qu’elle savait déjà comment peindre, quoi peindre ! » explique son amie Sacha.

« En France, à 31 ans, tu es jeune, mais en Ukraine tu as déjà atteint la moitié de ta vie. Elle avait déjà tellement d’expérience, elle se sentait en décalage… Même avec beaucoup de gens autour de toi, tu penses que personne ne peut t’aider. » Sacha se demande si sa sœur de combat n’a pas été victime, malgré elle, de cette image convenue de l’artiste maudite, de ce « cliché » qui voudrait qu’on ne puise son inspiration que dans la douleur. Dans un documentaire d’Alain Margot, intitulé Je suis Femen, elle déclarait : « Je tire mon inspiration de la nécessité. […] Le monde est très passif de nos jours, les gens ont de faux avis. J’essaie de trouver la vérité, de réagir à ce qui se passe dans le monde… J’essaie de vivre et c’est de là que je tire mon inspiration. » L’hypersensible Oksana aimait la vie du mieux qu’elle pouvait, de toutes les forces qu’il lui restait. Elle l’aimait tant qu’elle l’aurait voulue plus pure et plus parfaite. Elle vivait de ses rêves, elle en est morte.

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