Alain Lefèvre et Walter Boudreau

Le Concerto de l’asile, né d’une improbable complicité

Alain Lefèvre et Walter Boudreau sont de grands amis. Qui l’aurait cru ? Qui, au fait, aurait pu prédire que le célèbre pianiste commanderait un concerto à ce compositeur, chef d’orchestre et directeur artistique de la Société de musique contemporaine du Québec ?

Non seulement Alain Lefèvre est parvenu à ses fins, mais il a aussi réussi à convaincre Walter Boudreau de composer une œuvre fédératrice, rayonnant bien au-delà des cercles férus de son corpus.

Racontée par nos deux protagonistes, voici l’histoire de leur improbable complicité et de cet étonnant Concerto de l’asile, œuvre de 44 minutes 5 secondes pour piano et orchestre symphonique, qui a connu une gestation de près de 15 ans.

1. Naissance d’une valse, d’une amitié, d’une œuvre

« En 2004, amorce Alain Lefèvre, je suis invité au TNM par Lorraine Pintal pour assister à une représentation de L’asile de la pureté, cette pièce de Claude Gauvreau écrite en 1953. Évidemment, je fais très attention à la musique de cette pièce, notamment cette valse de vie et de mort qui me frappe. Je demande de rencontrer Walter Boudreau, qui a composé cette valse. Je l’invite à dîner à la maison et… naît alors une de mes plus belles amitiés. »

Attablé avec le pianiste dans les bureaux de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), Walter Boudreau renchérit et dément toute propension au sectarisme musical.

« Nous n’étions pas sur les mêmes écrans radars, et pourtant… Nous partageons cet esprit d’ouverture et obéissons au principe suivant : il y a de la bonne et de la mauvaise musique, quels qu’en soient le style ou le coefficient de difficulté. »

— Walter Boudreau

Point de départ d’une amitié et d’une complicité musicale, la Valse de l’asile sera l’épicentre de vastes secousses créatives impliquant son concepteur et son éventuel interprète. Ce dernier souhaitait une œuvre qui se propagerait comme une traînée de poudre.

« La valse de la pièce de Gauvreau en a été la cellule génératrice, relate Walter Boudreau. Je l’avais composée en deux jours, donc très rapidement. Ça m’avait un peu énervé, d’ailleurs, car je mets normalement des mois à finaliser mes œuvres. C’est pourquoi je tournais autour du pot avant de vraiment démarrer la composition du concerto, jusqu’à ce qu’Alain me suggère de développer autour du thème de cette valse. Quatorze ans plus tard, on est devant une œuvre qui dure plus de 44 minutes ! »

2. La synthèse d’une vie

Imaginée autour de la pièce de Claude Gauvreau, la Valse de l’asile n’est pas une pièce typique de Walter Boudreau, enfin, le Walter que l’on connaît depuis qu’a débuté sa vie de compositeur « sérieux », soit après cette période psychotronique de L’Infonie, où il intégrait la musique impressionniste au rock et au jazz contemporain.

Lorraine Pintal, metteuse en scène de la pièce, avait insisté pour que la musique de cette pièce de Claude Gauvreau ne soit pas trop prise de tête, avec le résultat que l’on sait.

«  J’ai un vécu très particulier, rappelle Walter Boudreau. J’ai des chums dans tous les genres de musique – musique actuelle, musique contemporaine, musique classique, musique ancienne, chant grégorien, rock, jazz, etc. Or, jusque-là, je n’étais pas prêt à réunir toutes les phases de ma vie musicale. Et peut-être n’aurais-je jamais fait cet exercice de synthèse si je n’avais pas fait la connaissance d’Alain Lefèvre, qui a fait en sorte que tous les chaudrons mijotant sur ma cuisinière se déversent dans une seule grande marmite. »

Ainsi, le Concerto de l’asile est une « œuvre de synthèse », c’est-à-dire qu’elle déborde largement les procédés compositionnels inhérents à la musique contemporaine telle qu’on la connaît dans l’œuvre de Walter Boudreau. Mélodies consonantes et harmonies tonales y sont aussi admises.

« Je fais la paix avec plusieurs aspects de ma personnalité musicale, corrobore le compositeur. Ce concerto m’a permis de renouer avec toute une palette de couleurs et d’expressions qui étaient en veilleuse chez moi. Si tu donnes, tu reçois. Cette inclusion se révèle dans une œuvre qui, pourtant, ne fait aucune concession. Ce que j’aime avec ce concerto, en fait, c’est qu’il se prête à toutes les circonstances. »

3. Création et… recréation

Le Concerto de l’asile fut créé par l’OSM en 2013… et ce ne fut pas un événement heureux. Si nos interviewés préfèrent éviter le sujet, il faut tout de même y revenir brièvement : 

« Dans le monde de la musique classique, déplore Walter Boudreau, il arrive que les chefs se débarrassent des œuvres de création, car ils viennent défendre leur répertoire. De toute évidence, le chef invité [Ludovic Morlot] n’avait pas étudié la partition. »

Par la suite, le vent s’est mis à souffler dans la bonne direction. Des orchestres ont manifesté leur intérêt pour un enregistrement de l’œuvre, sans pour autant trouver le financement nécessaire… jusqu’à ce que, en 2015, la direction de l’Orchestre du Centre national des Arts (CNA) et son chef Alexander Shelly s’impliquent vraiment dans ce projet.

« La maison Analekta avait pris des dispositions pour faire évoluer le projet avec l’Orchestre du CNA, raconte Alain Lefèvre. Entre-temps, Warner Classics m’a proposé un contrat à long terme… il y a eu des tractations entre les deux compagnies, et finalement Analekta, chez qui j’avais toujours été heureux, a obtenu cet enregistrement. » 

« Chez Warner, on capote sur le Concerto et on souhaite toujours le faire vivre. » 

— Alain Lefèvre

Le pianiste de concert dit avoir mis beaucoup de soin dans sa préparation de l’exécution de l’œuvre que son ami Walter Boudreau a composée pour lui.

« J’ai travaillé le concerto de Walter comme j’avais appris à exécuter les œuvres de Chopin. C’est le seul mérite que je m’accorde. Je le fais, car j’estime que les compositeurs doivent être joués, au-delà de la liste connue du répertoire classique. Je l’ai fait pour André Mathieu, je le fais maintenant pour Walter… comme Arthur Rubinstein l’avait fait pour Karol Szymanowski, comme Maurizio Pollini l’avait fait pour Luigi Nono. Ainsi, 40 % de ma production présentée à l’étranger est constituée de musique canadienne. Pour Walter, ma bataille ne fait que commencer : je veux que ce concerto soit joué partout. C’est de l’oxygène pour le public. »

Le Concerto de l’asile a été enregistré avec l’Orchestre du Centre national des Arts sous la direction d’Alexander Shelley. La pièce a été lancée cet automne sur l’album Aux frontières de nos rêves, sous étiquette Analekta.

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