Environnement

Les animaux malades du plastique

Les déchets non biodégradables de la société de consommation s’accumulent sur terre comme en mer et condamnent de plus en plus d’espèces.

Paniqué, il appelle au secours. Mais aucun congénère ne saurait l’aider. Chaque année, 640 000 tonnes de filets synthétiques sont perdus ou abandonnés en mer. Presque un détail par rapport à l’ampleur du problème. En sept décennies, nous avons produit 9 milliards de tonnes de plastique. Seuls 9 % ont été recyclés et 12 % incinérés. Si la planète sait transformer toutes les molécules naturelles, elle est impuissante face à ces matières artificielles. Des matières capables de résister pendant des siècles et encore plus pernicieuses quand elles se brisent en fragments toxiques. Les animaux s’en gavent par erreur. Ils s’étouffent ou s’empoisonnent insidieusement. L’un mangeant l’autre, c’est toute la chaîne alimentaire qui est menacée, jusqu’à nos assiettes.

Elle saigne, se contorsionne, tente de pitoyables sifflements… Les tortues ne savent pas crier. À bord de leur bateau de recherche au large du Costa Rica, la biologiste Christine Figgener, de l’Université A & M du Texas, et son équipe tentent d’extraire un mystérieux objet enfoncé dans la narine de l’animal. Au bout de huit longues minutes, l’opération réussit. L’arme du crime : une paille. De celles qu’on nous sert machinalement avec le moindre jus de fruit. Sur YouTube, la scène a été vue plus de 33 millions de fois. 

Vidéo virale pour épidémie mondiale : celle des déchets en plastique. La moitié des tortues de mer en ingèrent. Le plus souvent parce qu’elles confondent un sac gonflé par l’eau avec une proie de choix, la méduse. 

L’ennemie des baigneurs n’est pas plus avertie puisqu’elle croit voir de délicieux œufs de poisson quand elle croise des petites billes en plastique. L’anchois, lui, a l’appétit aiguisé par l’odeur de certains polymères. 

Des millions d’animaux marins engloutissent ainsi des substances toxiques. Soit parce qu’ils les prennent pour un bon repas, soit parce que les débris se retrouvent mêlés à de la nourriture. 

Dans l’estomac de cachalots récemment échoués en Allemagne, l’autopsie a révélé une déchetterie surréaliste : outre des sacs, un bout de seau, un filet de 13 mètres de long et même un morceau de voiture. Le tout en plastique. Chaque année, 100 000 mammifères marins sont intoxiqués, étouffés ou piégés par ce type de pollution.

Les alchimistes avaient longtemps rêvé de transmuer le plomb en or. La pétrochimie allait faire mieux : inventer des substances qui révolutionneraient le mode de vie de l’humanité. Avec des produits tous azimuts : ballons et bas de nylon, laines polaires et robes en polyester, moquette et film alimentaire, tables et chaises, téléphones et ordinateurs, capots et capotes, rasoirs et poupées, gonflables ou pas… Le plastique, c’est fantastique ! 

Avec la carte de crédit, il sert même à payer. Mais le gros de la troupe relève de l’emballage. Et l’emballage au carré, version moderne de la poupée russe. Pour voir la poubelle se gonfler d’aise, il suffit de déballer un gadget dernier cri. Même dans un bête paquet de biscuits, chaque denrée est triomphalement dotée de son « sachet fraîcheur ».

Face à cette prolifération, la nature jette l’éponge. Certes, elle peut déchiqueter beaucoup de déchets en plastique. Mais elle est incapable de digérer les molécules qui les composent.

Comble du paradoxe, nous adorons employer ces produits à durée de vie illimitée une seule fois : 44 % du plastique consommé dans le monde est à usage unique.

Comme la fameuse paille. Légère, enfantine, oubliée sitôt jetée. D’apparence anodine, les babioles d’un jour évoquent pourtant Les tontons flingueurs. Éparpillé façon puzzle par vents et marées, le plastique est de la dynamite, une bombe à retardement, un missile à très longue portée.

Le photographe Chris Jordan en a fait l’amère expérience au sein de la colonie d’albatros des îles Midway. Cet atoll paradisiaque doit son nom à sa position, à mi-chemin entre l’Asie et l’Amérique du Nord. En plein cœur du Pacifique, le plus vaste océan du monde, les oiseaux géants sont cloués au sol. Ils agonisent mystérieusement sous l’objectif du visiteur. 

Chris voit aussi des cadavres éparpillés et remplis de déchets. Pour s’assurer que ceux-ci n’ont pas été déposés après coup par les vagues, il ouvre le ventre de bêtes tout juste mortes. L’opération révèle un fatras de débris et menus objets : mégots, bouchons, briquets, brosses à dents, bouts de fourchette… « Les albatros ne se méfient pas du plastique, commente le photographe. Leur instinct les pousse à se fier aux produits de la mer, comme leurs ancêtres l’ont toujours fait. »

Partout

« Homo sapiens sapiens », lui, semble à peine plus sagace. Ces derniers temps tout de même, les bouillies de plastique océaniques ont tenu le haut de l’affiche. Au risque d’ailleurs de nous faire oublier la terre, elle aussi copieusement servie en polymères indigestes. 

Des savanes africaines aux moiteurs brésiliennes en passant par les hauteurs himalayennes, c’est une invasion de papiers de bonbon, bouteilles de soda, sachets de soupe lyophilisée… 

Si les Occidentaux ont inauguré la conso jetable, elle est désormais sans frontières et repeint le paysage. Dans les villes mais aussi les villages, et le long des routes, et loin de tout chemin. Des arbres futuristes brandissent un mélange de feuillage et de débris multicolores. Les décharges prolifèrent, plus ou moins officielles. Viennent y piocher vaches, veaux, cochons, mais aussi chiens, singes et oiseaux. Leurrés par les odeurs de nourriture, ils gobent tout. 

Huit éléphants sont morts d’avoir ingéré des sacs au Zimbabwe en 2016. Ces mêmes sacs sont la cause de la moitié des décès de dromadaires dans la péninsule arabique. En Asie, certaines rivières ne sont plus que des poubelles à ciel ouvert, comme l’Estero de Magdalena, aux Philippines. 

En Indonésie, où l’on emballait autrefois les aliments dans des feuilles de bananier, les autorités déploient désormais l’armée pour déboucher les canaux bloqués par les sacs de courses et les barquettes en polystyrène. Certaines bestioles sont ravies de l’aubaine. Quand les systèmes d’évacuation se bouchent dans les pays tropicaux, les moustiques triomphent. Et le paludisme fait des ravages.

En mer, quantité de larves se fixent aux débris et flottent d’un continent à l’autre. Au risque de ravager des écosystèmes qui ne savent pas les intégrer. Parmi ces nouveaux voyageurs, on trouve aussi des virus, des bactéries…

Inaction

Face au désastre, l’humoriste américain George Carlin s’est fendu d’une fable sardonique : « Si ça se trouve, la planète avait envie de plastique et ne savait pas comment s’y prendre. Alors elle a fabriqué les humains pour qu’ils s’en occupent. Maintenant que c’est fait, plus besoin de nous. » 

Ce prince de l’humour noir en profite pour se gausser de ceux qui jouent les héros à bon compte : malgré quelques annonces aussi spectaculaires que tonitruantes, personne ne nettoiera les océans. L’essentiel de la pollution circule en profondeur et sous forme de fragments microscopiques. Si au moins on pouvait ne pas en rajouter ! 

Les scientifiques tirent la sonnette d’alarme depuis des décennies mais les décideurs entendent mal : à quand l’interdiction des emballages en polymères synthétiques et autres gadgets toxiques ? Certains semblent enfin prendre la mesure du problème. Priorité des priorités : bannir les plastiques à usage unique, qui représentent à eux seuls 70 % de la pollution marine. Le Parlement européen vient de voter en ce sens, mais sa décision doit encore franchir plusieurs étapes institutionnelles. Elle ne s’appliquera pas avant trois ou quatre ans, sauf si les pays membres prennent les devants. 

En Afrique, treize nations, dont la plus peuplée, le Nigeria, ont décidé d’interdire les sacs jetables. La Chine, qui les a rendus payants, souhaite faire encore mieux. S’il est impossible de recycler tous les plastiques, certaines matières ne s’y prêtant pas, les innovations se multiplient. Au Pérou, on transforme les sachets en « ponchilas », des sacs à dos d’écolier doublés de ponchos imperméables. Aux Philippines, les riverains de la double barrière de corail de Danajon extraient les filets de pêche abandonnés pour les convertir en tapis. Le Kenya, lui, vient de réaliser une grande première : la fabrication d’un voilier de 9 mètres avec un mélange de tongs et d’autres déchets ramassés sur les plages. Il a mis le cap sur l’Afrique du Sud. Et sur l’avenir.

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