Cuisine

À la recherche de la tortilla parfaite

La tortilla est au Mexique ce que la baguette est à la France. On l’achète à peine sortie du four (ou du comal), tous les jours. Le goût et la texture d’une tortilla qui vient d’être pressée et cuite sont imbattables. Pourtant, malgré la popularité des tacos, vous trouverez difficilement des tortillas ultrafraîches au Québec. La solution ? Les faire à la maison !

Un dossier d’Ève Dumas

Les secrets de la meilleure galette

Lorsqu’on mange un taco, on s’attarde rarement à son humble support. Et pourtant, une excellente tortilla fera toute la différence.

Moelleuse, élastique, mais avec un peu de mordant et un goût de maïs prononcé, la bonne tortilla est difficile à trouver, au nord du Mexique. Certains puristes en font même leur Graal. Nous nous sommes intéressés à cette quête et avons abouti à… Toronto !

Dans son expression la plus traditionnelle et la plus recherchée, la tortilla est faite d’une pâte de maïs fraîche (masa) et non de farine (masa harina) et d’eau. On fait tremper les grains de maïs séchés dans une solution alcaline : eau additionnée d’un peu de chaux (les Mexicains disent cal) ou de cendres de bois dur, voire de marinade Pickle Crisp Bernardin qu’on peut acheter au Canadian Tire, pour les cuisiniers maison bien zélés !

Le grain gonflé et humide est ensuite moulu manuellement ou mécaniquement pour faire une pâte, qui sert à former les petites galettes que l’on fait cuire en tortillas (pour en savoir plus sur ce processus appelé « nixtamalisation », lire le dernier onglet).

Au Québec, personne ne semble encore s’être lancé dans la tortilla faite à partir de pâte (masa) fraîche.

Les entreprises comme Maya et Mex-I, qui fournissent les épiceries latines et les taquerias de chez nous, travaillent avec de la farine de maïs nixtamalisé (masa harina) industrielle, comme la majorité des tortillerias de ce monde, y compris au Mexique.

Dans la Ville Reine

Mais à Toronto, quelques restaurants se donnent la peine de partir du grain de maïs pour faire leurs tortillas. C’est le cas de Maizal, qui va jusqu’à cultiver ses propres céréales en Ontario, depuis quelques années. Chez Quetzal, restaurant haut de gamme où les chefs Julio Guajardo et Kate Chomyshyn célèbrent le patrimoine culinaire mexicain, on prépare également de la masa fraîche, pour faire d’autres spécialités que des tacos, comme des tlacoyos, des tetelas et des tlayudas.

Au Mexique, on utilise la galette comme support à toutes les garnitures imaginables. Il y en a pratiquement toujours sur la table. Lorsque sa fraîcheur décline, on la frit en chips, en lanières pour la soupe de tortillas ou pour les chilaquiles, en cylindres pour les tacos dorados, etc.

Afin d’en savoir plus sur les étapes de fabrication de la tortilla, c’est à la taqueria Good Hombres, dans la Ville Reine, que nous nous sommes rendus, un dimanche après-midi du mois de novembre. Nous y avons été accueillis par le propriétaire, Daniel Roe, et un de ses chefs, Luis Guerra.

Daniel est un trentenaire d’origine mexicaine à la dégaine adolescente. Il a roulé sa bosse dans plusieurs restaurants aux quatre coins du Canada. La nixtamalisation et la tortilla ne sont pas des sujets qu’il prend à la légère ! Considérant qu’aucun maïs cultivé au nord du Mexique n’est adapté à la tortilla, il achète ses grains séchés de variétés ancestrales criollo et olotillo du réputé grossiste américain Masienda.

Il faut savoir que le maïs-céréale qui sert à faire tortillas, tamales et autres préparations à base de masa n’est pas le même que le maïs-légume que nous mangeons frais à la fin de l’été. Pour faire honneur à ses racines et démontrer à quel point un maïs-grain ancien, non-OGM, peut ravir les papilles, Daniel a fini par prendre le taureau par les cornes.

« Faire des tacos, c’est une chose. Faire ses propres tortillas à partir du grain de maïs pour ses tacos, c’est une autre paire de manches », souligne-t-il.

« Lorsqu’on commence à faire sa propre pâte, on peut difficilement faire autre chose de sa journée. Ça prend toute son attention, toute son énergie, comme faire du pain. Le nixtamal, c’est sensible et capricieux. »

— Daniel Roe, propriétaire du restaurant mexicain Good Hombres

Pour décrire la différence entre une tortilla fraîche faite à partir de masa et celles, un peu cartonneuses, auxquelles nous sommes habitués, il propose l’analogie de la baguette. « Oui, on peut la manger le lendemain, faire des toasts, mais rien ne se compare à la baguette qui sort du four. »

Daniel estime qu’il fait environ 1000 tortillas par jour, pour Good Hombres, mais aussi pour son autre restaurant, Campechano. Il avait commencé à fournir quelques taquerias torontoises, mais a rapidement été atteint du syndrome du canal carpien. « C’est très physique comme travail », confirme le restaurateur. Et ce, même s’il a un grand moulin électrique pour faire sa pâte, plutôt qu’un metate en pierre, ainsi qu’une autre machine pour faire ses tortillas, et non un simple comal, la plaque de fonte traditionnelle du Mexique.

Tortillas du Vermont, maïs du Québec

L’automne dernier, nous avons aussi appris l’existence d’une fabrique de tortillas au sud de Burlington, au Vermont. Azur et April Moulaert achètent du maïs dans l’État de New York, au Vermont et… chez Loïc Dewavrin, du Moulin des Cèdres, à 40 minutes à l’ouest de Montréal. C’est un simple maïs denté de grande culture (biologique), du type qu’on pourrait aussi appeler « maïs à vache », mais qui donne néanmoins de très bons résultats, entre les mains expertes des Moulaert. Leurs tortillas sont en vente au IGA Duchemin, dans l’arrondissement de Saint-Laurent, et au mini-marché L’autre choix, dans Westmount.

La Vermont Tortilla Company produit environ 60 000 tortillas par semaine, faites avec du maïs biologique. Azur n’a pas grandi au Mexique, mais au Costa Rica, où le maïs occupe également une place importante à table. Agronomes de profession, les deux passionnés ont vu que le marché était mûr pour une tortilla de qualité supérieure, issue d’agriculture locale et respectueuse de l’environnement. Le Vermont a aussi All Souls Tortilleria, qui produit ses galettes par nixtamalisation. On peut dire que cet État juste au sud de la frontière a une longueur d’avance sur nous !

Concocter ses tortillas maison

Dans leur excellent livre Tacos, Alex Stupak et l’auteure Jordana Rothman se portent à la défense de la farine de maïs nixtamalisé (masa harina).

Le propriétaire des restaurants Empellon, Al Pastor et Taqueria, à New York, croit qu’il est impossible, à la maison, de faire une pâte de nixtamal assez fine pour les tortillas (ce que d’autres réfutent, mais ça, c’est une autre histoire !). Bonne chance, aussi, pour trouver des grains de maïs adaptés.

Le chef Stupak conseille donc de s’en tenir à la farine lorsqu’on veut faire des tortillas à domicile. Le résultat, du reste, sera fort supérieur à tout ce que vous pourrez trouver dans le commerce, du moins sur le plan de la souplesse.

On trouve la masa harina dans les épiceries latines comme Sabor latino. La marque Maseca est très répandue. Plusieurs supermarchés en tiennent. Ce n’est pas du maïs bio, loin de là même, mais c’est un point de départ. Bob’s Red Mill propose une farine bio que nous n’avons pas encore testée. Attention de ne pas prendre une simple farine de maïs, mais bien une farine de masa !

Une presse à tortilla (environ 25 $) vous facilitera la vie, mais elle n’est pas absolument nécessaire. Vous voudrez peut-être quand même vous équiper, parce qu’une fois que vous aurez fait vos tortillas maison, vous aurez du mal à revenir en arrière. C’est simple, économique et délicieux.

Cette recette donne 12 tortillas, mais on peut facilement la doubler. Il faut tenir compte du fait que la tortilla se détériore rapidement une fois sortie de la poêle. En refroidissant, l’amidon de la farine de masa se transformerait en gel non thermoréversible, c’est-à-dire un gel qui ne peut retourner à l’état liquide lorsqu’il a été complètement refroidi, peut-on lire dans le livre d’Alex Stupak. 

Aussi faut-il tout faire en son possible pour garder les tortillas au chaud, une fois cuites. Il existe plusieurs contenants, enveloppes et méthodes simples pour y arriver, comme une simple cocotte fermée, avec un linge sous le couvercle pour absorber la condensation, dans un four à basse température.

INGRÉDIENTS

1 1/2 tasse de masa harina

1 tasse d’eau tiède

PRÉPARATION

1. Dans un cul-de-poule moyen, mélanger la farine et l’eau. Pétrir et former une pâte qui est bien moelleuse, mais ne colle pas aux mains. Couvrir la masa avec un linge humide.

2. Couper deux carrés de 8 ou 9 po dans un grand sac Ziploc pour congélateur. Ouvrir la presse à tortilla et placer un carré de plastique sur la plaque inférieure et l’autre sur la plaque supérieure. Si vous n’avez pas de presse, déposer les carrés de plastique côte à côte en attendant.

3. Faire chauffer une poêle de fonte à feu moyen pendant environ 5 minutes. Prendre une petite poignée de pâte et la rouler en boule de la taille d’une balle de golf.

4. Écraser la boule un peu entre les mains.

5. Placer la petite boule au centre de la presse et rabattre la partie supérieure. Presser, mais pas trop. On veut une tortilla de 5 1/2 à 6 po de diamètre et de 1/8 de pouce d’épaisseur, pas une galette trop écrasée. Si la tortilla colle au plastique, c’est que le mélange contient trop d’eau. Ajouter un peu de farine à la pâte qui reste.

6. Peler les feuilles de plastique et déposer la tortilla dans la poêle chaude. Cuire pendant environ 15 secondes et tourner. Cuire pendant environ 30 secondes et tourner de nouveau. Cuire pendant 15 à 20 secondes de plus. On peut jouer avec la température de la poêle et la durée de cuisson pour obtenir une belle tortilla tachetée de noir, en évitant toutefois de trop cuire, ce qui ferait durcir la galette. Goûtez à la tortilla test !

7. Si on est satisfait du résultat de la première tortilla et qu’il n’y a ni eau ni farine à ajouter au mélange, former 11 autres boules avec le reste de la pâte et répéter l’opération jusqu’à obtention de 12 belles tortillas. Attention de bien les garder au chaud, dans un contenant approprié.

8. On peut servir les tortillas très simplement, avec un peu de beurre et de sel, avec de l’avocat écrasé, du sel et un trait de jus de lime, avec ses salsas préférées, en tacos, etc.

Nixta… quoi ?

La nixtamalisation est un procédé ancien de l’Amérique précolombienne (Mésoamérique) par lequel des grains de maïs séchés sont cuits et laissés à tremper dans une solution alcaline, habituellement de l’eau avec de la chaux (ou plus traditionnellement un mélange de cendres de bois ou de calcaire et d’eau). Elle aide à dissoudre le péricarpe, coque externe transparente du grain. C’est un mot d’origine nahuatl, la langue des Aztèques, composé de « nextli », qui signifie « cendres », et de « tamalli », qui désigne la farine de maïs moulu. Le procédé est répandu dans plusieurs pays d’Amérique latine. Les autochtones de chez nous utilisaient également cette technique, pour faire du maïs « lessivé », utilisé dans des soupes et des galettes qui ressemblaient aux tamales mexicains. Dans le sud des États-Unis, le hominy est également une forme de maïs nixtamalisé.

À quoi ça sert ?

En faisant tremper les grains de maïs durs dans la solution alcaline, on les ramollit, on active la pectine du maïs, ce qui facilite la création d’une belle pâte (masa) qui se tient et à partir de laquelle on peut faire des tortillas. Le goût caractéristique un peu noisetté de la tortilla et des croustilles de maïs vient de la nixtamalisation. Prenez une farine de maïs non nixtamalisée et vous ne retrouverez jamais cette intensité aromatique. En favorisant la dissolution du péricarpe du maïs, le procédé ancestral rend également les nutriments disponibles au corps humain. Sans nixtamalisation, nous n’absorbons pas la niacine, le calcium et les acides aminés contenus dans la céréale. Dans certaines régions pauvres d’Europe et des États-Unis, où on consommait beaucoup de maïs sans le nixtamaliser, des épidémies de pellagre – carence en niacine (vitamine B3) – se sont déclarées. Au total, de 1906 à 1940, 3 millions d’Américains ont été touchés par cette maladie, 100 000 en sont morts.

Pourquoi ne la pratique-t-on pas au Québec ?

On aurait envie de dire : parce que c’est trop d’ouvrage ! « Localement, c’est impossible de trouver les bonnes variétés de maïs pour faire des tortillas, affirme Tito Andrade, propriétaire de la Tortilleria Maya, à Montréal. Aussi, l’eau qui reste après le processus de nixtamalisation, appelée nejayote, serait corrosive, ce qui nécessiterait peut-être une dérogation au règlement local d’assainissement des eaux. C’est du moins ce qu’affirme Tito. Maya utilise donc la farine de masa de marque Minsa pour faire ses tortillas. Pour un résultat optimal, l’homme qui a racheté l’entreprise il y a une douzaine d’années recommande de réchauffer les galettes au four à micro-ondes, 10 à la fois, emballées en accordéon dans des linges. Sinon, un petit tour à sec dans une poêle fait bien l’affaire.

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