L’affaire est passée sous le radar, en mai dernier. À peine quelques semaines après la première pelletée de terre du Réseau express métropolitain (REM), réalisée à l’ombre des gratte-ciel du centre-ville de Montréal, la Caisse de dépôt et placement du Québec s’est discrètement lancée dans les premières étapes d’un projet de système léger sur rail de même nature à Auckland, en Nouvelle-Zélande.
Ce chantier de plusieurs milliards de dollars, s’il voit le jour, pourrait marquer le premier jalon d’un tout nouveau modèle d’exportation du savoir-faire de l’institution en matière de projets d’infrastructure complexes. En entrevue à La Presse, Michael Sabia, grand patron de la Caisse, et Macky Tall, président et chef de la direction de la filiale CDPQ Infra, confirment que leur téléphone sonne beaucoup depuis les balbutiements du REM en 2015. Les appels viennent des États-Unis, d’Europe, du Canada anglais et d’Océanie.
« Le monde cherche de nouvelles idées, de nouvelles façons pour financer et structurer les projets d’infrastructure, explique Michael Sabia. Dans le monde, il y a un déficit d’au moins 1000 milliards par année en infrastructures. Tous les experts dans ce domaine comprennent que c’est impossible que les gouvernements aient toutes les ressources financières nécessaires pour investir. »
Marquer les esprits
La Caisse, visiblement, a marqué les esprits avec son virage récent – et prononcé – vers les infrastructures. À la suite d’une entente avec le gouvernement du Québec en 2015, le gestionnaire de caisses de retraite a créé CDPQ Infra pour étudier deux projets de transports collectifs qui progressaient à pas de tortue depuis des décennies : un lien ferroviaire vers l’aéroport Montréal-Trudeau et un autre vers la Rive-Sud.
Après huit mois d’analyse accélérée : la surprise. Plutôt que deux tronçons distincts, CDPQ Infra a suggéré de bâtir un seul réseau automatisé de 26 stations réparties sur 67 km, qui relierait entre eux plusieurs secteurs de la région métropolitaine. Un projet de 6,3 milliards avec une mise en service prévue en 2021.
La Caisse proposait d’agir comme investisseur majoritaire, maître d’œuvre et exploitant à long terme du réseau, dont elle sera aussi propriétaire.
Ce modèle d’affaires inédit s’est valu de nombreuses critiques au Québec, mais jusqu’à maintenant, il fonctionne à peu près selon les plans.
Le REM est en construction, deux ans et des poussières après son annonce initiale.
La pression, pour la Caisse, est aujourd’hui énorme.
« Je pense que nous avons maintenant démontré notre capacité de développer l’idée, de planifier le projet, de travailler avec les gouvernements et de choisir des fournisseurs de calibre mondial, mais maintenant, il faut démontrer que nous sommes en mesure de surveiller la mise en vigueur de la construction d’un projet de cette ampleur », reconnaît Michael Sabia.
« Si je peux vous donner une phrase, c’est “proof of concept” [validation du concept], poursuit-il. Dans le modèle de CDPQ Infra, le REM est ce “proof of concept”. C’est la raison pour laquelle il faut livrer la marchandise. Montrer que ce n’est pas juste une idée, pas juste un plan, mais il faut le rendre réel, réaliser cette idée. »
Dégager un rendement
Si la Caisse a proposé le projet audacieux du REM, c’est qu’elle est persuadée de pouvoir en tirer des bénéfices stables et prévisibles au profit des épargnants québécois. Elle pense pouvoir générer un rendement minimal de 8 % sur son investissement, seuil à partir duquel les deux actionnaires minoritaires – Québec et Ottawa – pourront espérer toucher des redevances.
Si le plan fonctionne comme prévu, les deux ordres de gouvernement devraient à terme récupérer leur mise en capital (1,3 milliard chacun), de même que les coûts de financement encourus. Montréal, pour sa part, héritera d’un réseau de transport ultramoderne qui pourrait attirer 160 000 usagers par jour – et désengorger quelque peu ses routes et son métro sursaturés.
Si les coûts de construction explosent en cours de route, ou que les passagers boudent le REM, la Caisse fera au contraire mauvaise figure. Michael Sabia indique toutefois que son niveau de confiance est « très élevé » et qu’il est « très à l’aise » avec le niveau de risque du projet.
« Il n’y a pas de rendement garanti, et c’est pour ça qu’on a fait des études détaillées pour s’assurer que nos prévisions financières sont réalistes et raisonnables, souligne de son côté Macky Tall. Et nous sommes confiants de réaliser ce rendement. »
M. Tall rappelle que tous les investissements de la Caisse dans des infrastructures de transport dégagent des bénéfices à l’heure actuelle. Le portefeuille d’actifs de l’institution dans les infrastructures a dégagé un rendement de 10,3 % au cours des cinq dernières années, ce qui s’est traduit par une plus-value de 5,4 milliards pour les épargnants québécois.
La Caisse est notamment actionnaire dans l’Eurostar et dans le Heathrow Express, en Europe, de même que dans la Canada Line, à Vancouver. Jean-Marc Arbaud, qui a piloté avec succès le projet de train léger vancouvérois dans les années 2000, a été recruté comme chef de projet pour le REM.
« Guichet unique »
La différence entre les investissements précédents de la Caisse en infrastructure et le projet du REM, c’est qu’elle est partie d’une feuille blanche – ou presque – dans ce dossier. L’équipe de CDPQ Infra a développé de A à Z les aspects techniques et financiers du projet, et la filiale de la Caisse chapeautera par la suite sa construction et son exploitation. Un investissement de type « greenfield », fort différent d’une prise de participation dans un projet existant ou encore d’un traditionnel partenariat public-privé.
Sans vouloir répliquer le REM à l’infini dans toutes les grandes villes de la planète, les dirigeants de la Caisse espèrent pouvoir exporter le modèle de « guichet unique » développé dans le projet de train léger montréalais.
« On amène tous les éléments : faire le montage financier, gérer la construction, faire l’exploitation à long terme et, oui, investir aussi, dit Macky Tall. Il y a des bénéfices à ce modèle, car comme on finance la majorité des coûts de capitaux, ça donne l’option que le projet est hors du bilan du gouvernement, ce qui n’est pas le cas de la très, très grande majorité des projets de transports. »
D’Auckland à Washington
Si la Caisse a reçu des dizaines de marques d’intérêt au sujet du modèle REM, ce n’est que depuis quelques mois qu’elle s’est mise à dépêcher des équipes à l’étranger pour étudier concrètement une poignée d’investissements potentiels.
« Nous avons maintenant la capacité de demander à nos gens de planification d’examiner d’autres opportunités, dit Michael Sabia. Nous sommes ouverts, mais depuis très, très récemment. Depuis le début du processus de construction [du REM]. »
NZ Super Fund, l’équivalent néo-zélandais de la Caisse de dépôt, a identifié CDPQ Infra comme partenaire potentiel pour développer un système léger sur rail d’une soixantaine de kilomètres dans la ville d’Auckland, évalué à environ 5,3 milliards. Le groupe a déposé au printemps une offre non sollicitée au gouvernement de ce pays pour étudier la viabilité financière d’un investissement commercial dans le réseau de transport, qui peinait à se réaliser par les voies traditionnelles.
« C’est un projet qui est à une étape préliminaire, qui se compare à là où était l’idée du REM il y a deux ou trois ans », précise Macky Tall. Le partenariat a fait l’objet d’un communiqué de presse et de plusieurs articles en Nouvelle-Zélande, mais la Caisse l’a passé sous silence au Québec.
Pour l’heure, CDPQ Infra étudie « quatre ou cinq » projets d’infrastructure hors Québec de façon un peu plus sérieuse. Ils sont pour la plupart aux États-Unis et « directement ou indirectement » liés au transport, confirme Michael Sabia. Le dirigeant avait été invité à présenter le modèle d’affaires de la Caisse en infrastructures à la Maison-Blanche en 2015 sous l’administration de Barack Obama devant plusieurs gouverneurs.
Depuis Trump
La Caisse n’a pas eu de nouvelles discussions avec la Maison-Blanche depuis l’élection de Donald Trump en 2016, confirme Michael Sabia. Mais il ne croit pas que les visées protectionnistes et la politique du « America First » prônées par le président viendront entraver la participation du groupe québécois dans un éventuel projet en sol américain. D’autant plus que la prise de décision se fait davantage au niveau des villes et des États dans le secteur des infrastructures.
« Dans les quelques États avec qui on travaille présentement, certains gouverneurs sont républicains, d’autres sont démocrates, ce n’est pas une question excessivement partisane », avance Macky Tall. Il refuse de nommer les États visés puisque les discussions sont encore préliminaires.
La stratégie de la Caisse reposera à partir de maintenant sur une « intensification » graduelle des efforts d’exportation du modèle de CDPQ Infra, indique Michael Sabia.
« Pour l’instant, le focus et la priorité sont ici, car je le répète, il faut livrer la marchandise. Nous allons intensifier un peu notre travail à l’extérieur de Montréal, mais au moins pour un an, la priorité demeure le REM car il faut livrer ce projet de 67 km. Ce n’est pas simple. »