Mai 2018. Le club de gymnastique Jeune Aire tient son gala annuel au Théâtre Desjardins, à LaSalle. Par dizaines, des jeunes de tous âges défilent fièrement sur la scène pour exécuter de minutieuses chorégraphies sur le thème « 100 ans de musique ». De Boogie Woogie Bugle Boy, des Andrew Sisters, à Toxic, de Britney Spears, les haut-parleurs renvoient une quarantaine de vers d’oreille dansants à souhait. Combien en français ? Zéro.
Comment se fait-il qu’aucune pièce du répertoire francophone ne se soit faufilée dans le spectacle ? « À la base, notre coordonnatrice est anglophone, et elle s’est tournée vers des classiques que les francophones et les anglophones connaissent », note Nancy Bourguet, directrice du club Jeune Aire. Elle admet que son équipe a « choisi la voie de la facilité », mais évoque la force du nombre chez « une clientèle multiculturelle ».
« Si on joue du Michael Jackson, tout le monde embarque. Mais si on diffuse du Beau Dommage, on vient de perdre la moitié de la salle. »
— Nancy Bourguet, directrice du club Jeune Aire
Paroles de parents : les écoles de danse du Québec sont nombreuses à privilégier les hits anglophones. Channie Tondreau enseigne dans les milieux scolaire et récréatif. Ses 28 ans renvoient deux réalités : jeune entre les murs d’une école primaire, âgée dans un club privé. « En ce qui concerne les loisirs, les professeurs n’ont pas de formation universitaire et sont souvent très jeunes. La recherche s’arrête généralement à ce qui est cool et à ce qui, tu crois, va être stimulant pour ton groupe, des chansons entendues à la radio commerciale ou à l’émission So You Think You Can Dance, par exemple. »
Nancy Bourguet, du club Jeune Aire, tend à lui donner raison. « Nos entraîneurs ont 15, 16, 17 ou 18 ans. Pendant l’échauffement, ce sont leurs téléphones qui sont branchés aux haut-parleurs, et ce qu’ils écoutent sur YouTube… » Traduction des trois points de suspension : Ariane Moffatt, La Compagnie créole et Louise attaque font figure d’exception parmi les Beyoncé, Rihanna, The Weeknd et autres habitués de la hit-parade.
L’archipopulaire jeu vidéo Just Dance, conçu par le studio français Ubisoft Paris, illustre aussi la domination anglophone sur les tapis de danse. Sur plus de 400 chansons offertes, seulement 5 font bouger les jeunes sur les mots du Larousse, dont Baila Marcia, des Rita Mitsouko, et l’incontournable Papaoutai, de Stromae. Côté cinéma, la bande sonore de l’unique film de danse 100 % québécois, Sur le rythme (2011), ne comporte qu’une seule pièce en français, Pars, de Judith Sun.
Question de rythme ?
Et si, tout simplement, le français n’avait pas le pied dansant ? La musicologue Sandria P. Bouliane n’en croit rien. La danse précède la parole dans l’histoire, après tout. « Le choix de la langue est surtout lié au répertoire qu’on écoute, qu’on valorise ou qui se trouve dans les palmarès, souligne la professeure associée à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Si on s’attarde aux paramètres musicaux, on constate que la langue est bien secondaire. On peut penser à la musique traditionnelle, souvent sans parole, qui se danse très bien. Même chose pour le jazz, le swing, la valse ou le disco. »
Aussi, précise-t-elle, Le petit bonheur de Félix Leclerc – plutôt inoffensive côté bassin – peut devenir dansante sous l’impulsion des Groovy Aardvark, qui l’ont reprise en formule rock. « Ce sont alors les paroles qui s’ajustent à la musique, et non l’inverse. »
L’ A B C de la danse
En milieu scolaire, de nombreux professeurs de danse prouvent que la langue française peut embrasser bellement les mouvements du corps. Channie Tondreau, qui enseigne depuis six ans à l’école primaire Saint-Octave, dans Montréal-Est, se fait un point d’honneur de constituer un répertoire francophone à 50 %, un « défi de curiosité et d’innovation ».
Selon elle, la langue de Vigneault et de Leclerc a des vertus de mémorisation pour les pédagogues.
« En bas âge, c’est plus facile pour les élèves de relier des mots qu’ils connaissent à des mouvements. Pour les plus vieux, les élèves de 5e ou 6e année, on associe le vocabulaire à des gestes symboliques, qui représentent une situation ou qui transmettent un message plus abstrait. »
— Channie Tondreau, enseignante de danse
Le choix du français comme trame sonore s’inscrit parfois dans une responsabilité de « passeur culturel », note Elisabeth Hould, présidente de l’Association québécoise des enseignants de la danse à l’école. Elle remarque que les efforts d’exploration des éducateurs trouvent écho en dehors des classes. « Beaucoup de jeunes développent un sentiment d’appartenance et vont vouloir réécouter les chansons qu’ils ont entendues dans les cours, dit-elle. Ça les sensibilise et les amène à chercher plus loin que la pop anglophone. Et même si, dans un contexte récréatif, ils retournent à leur zone de confort, au mainstream, on aura fait notre travail et ce n’est pas perdu. »
Nancy Bourguet, pour sa part, entend pousser plus avant sa réflexion sur la présence du français dans les spectacles de fin d’année du club de gymnastique Jeune Aire. « On se concentre sur l’activité. Pour moi, la musique, c’est de la garniture, mais clairement, il y a un effort qui peut être fait. »