Marie-Josée Bastien

Souffler sur les braises d’Incendies

Il y a 15 ans, Wajdi Mouawad dévoilait Incendies, noyau d’une trilogie comprenant les œuvres Littoral et Forêts. La pièce a récolté un succès international, tant sur les planches qu’au cinéma. Alors que le spectacle revivra sous peu au Trident sous la direction de Marie-Josée Bastien, retour sur le parcours singulier d’un texte ancré dans la famille, la quête identitaire et la guerre.

Quand vient le temps de citer les mots de la femme de théâtre Marie-Josée Bastien, l’envie nous prend d’ouvrir les guillemets et d’enfoncer sur le clavier la touche qui verrouille les majuscules. Parce que son métier l’habite et qu’elle s’enflamme quand elle en discute… « Je parle BEAUCOUP trop fort ! », observera-t-elle en riant, après une tirade particulièrement passionnée.

Ce n’est pas son travail sur Incendies qui tiédira son enthousiasme. La metteure en scène a saisi avec bonheur l’occasion de retrouver Wajdi Mouawad. Il l’a dirigée dans Les Troyennes au Trident et dans Six personnages en quête d’auteur au Quat’Sous. Elle a porté son verbe dans Les mains d’Edwige au moment de la naissance dans une mise en scène de Michel Nadeau. Puis il y a eu la « saga » Temps, singulier spectacle écrit en quelques semaines en salle de répétition…

« C’est quelqu’un que je côtoie encore, même s’il vient moins ici », note-t-elle à propos de l’homme de théâtre d’origine libanaise, qui a marqué les scènes québécoises avant de s’installer en France, où il dirige maintenant le théâtre national de La Colline, à Paris.

Lors d’un séjour dans l’Hexagone avec le spectacle jeunesse Les choses berçantes, l’année dernière, Bastien a renoué avec Mouawad autour d’un thé.

« Il était vraiment emballé qu’on reprenne Incendies… Et ça, c’est le fun pour une metteure en scène ! Wajdi m’a donné carte blanche. C’est quelqu’un que j’admire et que j’aime profondément. Et il y a une confiance mutuelle. »

— Marie-Josée Bastien

« Je pense qu’il était très content que ça se remonte, poursuit la metteure en scène. Et c’est la première fois que c’est remonté par quelqu’un d’autre que lui au Québec. Parce que, évidemment, Wajdi est beaucoup joué un peu partout.

« Quand on faisait Temps, à un moment donné, je pense qu’il y avait 10 productions d’Incendies en Allemagne… »

Un texte fascinant

Du Québec au Japon en passant par l’Australie ou la Finlande, Incendies suscite la fascination. Marie-Josée Bastien se l’explique bien. « Pour moi, c’est un classique contemporain, tranche-t-elle. On monte des Molière, on monte des Shakespeare. Pour moi, Incendies, c’est un chef-d’œuvre. Et c’est vraiment un classique contemporain. C’est une histoire qui doit être entendue. Elle est importante et j’ai l’impression qu’elle l’est de plus en plus. C’est comme incontournable de parler de ces sujets-là. »

Des sujets qui ne sont pas des plus légers, faut-il ajouter. Sur la scène du Trident, Incendies rappellera au public le périple des jumeaux Jeanne (Sarah Villeneuve-Desjardins) et Simon (Charles-Étienne Beaulne) dans une quête de leurs racines. Leur mère Nawal (incarnée à diverses époques de sa vie par Nathalie Séguin, Véronika Makdissi-Warren et Lise Castonguay) a fui un pays en guerre. Elle ne leur a jamais dit grand-chose de leurs origines et s’est de surcroît terrée dans un mutisme complet depuis des années. À sa mort, elle leur lègue deux lettres : l’une à remettre à leur père qu’ils croyaient mort, l’autre à un frère dont ils ignoraient l’existence.

« Ce qui est intéressant, c’est que ça parle de l’humanité dans toutes ses déclinaisons, avance Marie-Josée Bastien. Et ça parle de l’humanité par le biais du parcours d’une femme à laquelle on s’attache. »

« Il y a tout dans ce texte-là. Il y a une enquête policière, il y a des enjeux hyper dramatiques, il y a des personnages incroyables. Ça parle de la guerre, mais c’est une guerre inventée. Même si on pense au conflit au Liban, ça peut se passer n’importe où. »

— Marie-Josée Bastien

La metteure en scène parle d’Incendies comme d’un « terrain de jeu extraordinaire » et d’un « laboratoire du comportement humain ». « C’est la puissance des mots ! résume-t-elle. Il faut être humble dans la mise en scène, parce que l’histoire est tellement forte. Le texte est tellement puissant. Il faut juste magnifier ce texte-là par la parole des acteurs. »

Des comédiens issus de plusieurs générations donneront vie à un spectacle où le passé et le présent s’entremêlent, entre le Québec et cet ailleurs sanglant. « Comme acteur, t’as le goût de dire ça ! confirme-t-elle. C’est difficile parce que ça prend du muscle, c’est un marathon. Mais tu as le goût de défendre ça. On n’est absolument pas dans la cuisine… On est dans l’épique ! C’est Roméo et Juliette qui rencontre une tragédie grecque. Qu’est-ce que tu veux ? Il faut être investi du bout des orteils à la pointe des cheveux ! »

Au Grand Théâtre de Québec (salle Octave-Crémazie) du 6 au 31 mars

Pièce et film, deux univers distincts

Entre la force évocatrice du théâtre et la puissance de l’image que permet le cinéma, Incendies se décline dans deux langages différents sur les planches et à l’écran, dans l’adaptation de Denis Villeneuve sortie en 2010. « C’est complètement autre chose », assure Marie-Josée Bastien. La metteure en scène rappelle que plusieurs personnages ont été enlevés dans la version cinématographique, tournée en partie en Jordanie. « Je me souviens qu’il y a dans ce film des images extrêmement fortes, reprend-elle. Tandis que dans la pièce de Wajdi, c’est plus la parole. Ça prend des conteurs. Il y a peu de silences, tout est raconté et on ne voit pas grand-chose. C’est quand même de faire vivre un pays au complet : la chaleur, le sable, la situation politique, la peur, l’angoisse, la guerre ? Il faut tout dire ! Les acteurs ont comme quelque chose d’assez pesant sur les épaules. »

— Geneviève Bouchard, Le Soleil

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.