Opinion Gérard Bouchard

Les causes cachées des inégalités sociales

Malgré les efforts pour les éradiquer, les inégalités continuent à miner la vie des sociétés, défiant toutes stratégies et théories.

Elles ont même encore augmenté récemment. J’appartiens à un groupe de recherche nord-américain (parrainé par l’Institut canadien de recherche avancée) qui travaille sur le sujet en essayant de cerner des causes profondes qui échappent ordinairement à l’attention du public et même souvent des spécialistes.

Certaines sont bien connues : les politiques biaisées des gouvernements sous l’influence des lobbies, les changements technologiques qui disqualifient des catégories de salariés, les écarts de scolarisation. Mais ce qui intéresse notre groupe, c’est le rôle de mécanismes qui agissent indirectement, en amont. En voici quelques exemples.

Le cas américain

Aux États-Unis, par souci d’équité, les gestionnaires d’université ont adopté des règles d’accès uniformes afin de traiter également les candidats issus de divers milieux sociaux. L’idée, fort louable, était de sélectionner uniquement sur la base du talent, mesuré rigoureusement. C’est le cœur de la méritocratie. Or, les inégalités dans l’accès et dans la réussite ont persisté. Pourquoi ?

Les étudiants de milieux défavorisés apportent avec eux un bagage culturel peu compatible avec l’environnement des universités.

L’individualisme, l’autonomie, le sens de l’initiative, de la compétition et du leadership y sont privilégiés comme gages de succès professionnel. Mais dans les milieux défavorisés, c’est l’entraide et la codépendance qui prédominent. L’esprit de groupe peut même être une condition de survie. La solidarité fait donc partie de l’éthique et relève du sens de l’honneur. À l’université, où règne surtout le chacun pour soi, ces traits ne sont pas valorisés, ils constituent même un empêchement.

Les inégalités de richesse s’en mêlent en déterminant le choix des vêtements, des loisirs, des fréquentations. Il y a aussi tout l’univers des codes culturels quotidiens issus des traditions familiales. Bref, une chose menant à l’autre, un clivage s’installe qui engendre chez les étudiants défavorisés l’isolement, le doute de soi, l’insécurité et les piètres performances scolaires. Tout cela mène souvent à l’abandon et à l’humiliation devant la famille qui avait tant misé dans la réussite de l’un des siens.

Développement des métropoles

Un autre mécanisme créateur d’inégalités découle du développement des métropoles. En Amérique et en Europe notamment, les gros investisseurs sont courtisés pour leurs mégaprojets de rehaussement des centres-villes et des quartiers limitrophes, des projets audacieux qui accroissent le prestige de la ville, attirent les touristes et font la fierté des élites.

Mais en exerçant une pression à la hausse sur le coût de l’immobilier et des logements, ces développements chassent vers les banlieues éloignées des citadins moins fortunés. Ils s’éloignent ainsi des meilleures écoles, des centres de services bien équipés et des réseaux sociaux qui font partie de l’ascenseur social.

Le prestige de la métropole s’acquiert donc, pour une partie de la population, au prix d’un déclassement social aux effets durables.

La solidarité de la misère

Autre exemple, dans des régions des États-Unis durement frappées par la délocalisation des entreprises, les communautés se sont défaites et les pathologies sociales familières se sont propagées. La confiance dans les élites, les institutions et les gouvernants s’est érodée. Une solidarité de la misère et une culture rebelle ont pris racine qui mettent en échec même les programmes de redressement socioéconomique. Ce rejet, apparemment irrationnel, ne peut se comprendre qu’à la lumière de processus sous-jacents très complexes.

Un phénomène similaire s’est produit au Canada avec les essais d’amélioration des conditions de vie chez les autochtones. Les interventions gouvernementales ont souvent échoué faute d’être adaptées aux singularités de ces populations, des singularités qui tiennent à des institutions, des traditions, une vision du monde et une histoire différentes. Pour prendre un cas extrême, pensons à Pierre Elliott Trudeau qui, en 1969, entendait éliminer les réserves afin de traiter les autochtones à égalité avec les autres citoyens.

En Europe, des projets conçus de bonne foi pour favoriser l’émancipation des femmes ont échoué, faute de prendre en compte leurs véritables besoins et attentes. Ainsi, assouplir les horaires de travail des femmes ou allonger les congés de maternité confortait le partage des rôles et le clivage entre hommes et femmes.

D’autres phénomènes déroutants défient le sens commun. Par exemple, pourquoi des personnes durement touchées par les inégalités demeurent-elles attachées au statu quo ?

Ces études font avancer la connaissance de nos sociétés, mais elles comportent aussi une importante dimension pratique. Elles attirent l’attention sur des réalités méconnues ou négligées et contribuent à concevoir des politiques mieux ciblées. Enfin, on devine que le Québec n’échappe pas à ces mécanismes de dégradation sociale.

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