Il y a deux semaines, la docteure Amani Ballour est montée dans un bus avec 35 membres de son équipe médicale, son frère, son neveu de 4 ans et quelques autres membres de sa famille.
Derrière elle, la médecin laissait des souvenirs de cinq années de siège et de bombes. Cinq années au cours desquelles elle a travaillé sans relâche à soigner des enfants sous-alimentés, des femmes incapables de les nourrir et des blessés. Beaucoup de blessés.
Le véhicule dans lequel la femme de 30 ans a pris place faisait partie d’un convoi organisé après que le régime du président syrien Bachar al-Assad a conclu un accord avec les principaux groupes rebelles de la Ghouta orientale, en banlieue de la capitale.
Cet accord leur permettait d’être évacués de cette région, désormais contrôlée par Damas. Des centaines de milliers de civils ont alors pu eux aussi fuir leurs villes ravagées, avant de laisser l’armée syrienne reprendre ses quartiers dans la région.
L’autobus a suivi des rues bordées d’immeubles en ruine, avant de se diriger vers le nord, jusqu’à Idlib – la ville qui accueille les déplacés syriens à mesure que les fiefs de l’opposition tombent les uns après les autres.
« Il y a ici des gens qui ont fui Homs, d’autres qui ont fui Darya, Alep, et maintenant ceux de la Ghouta », énumère Amani Ballour, que La Presse avait interviewée au plus fort de l’offensive contre la Ghouta orientale.
Nous l’avons retrouvée hier, à Al-Dana, village situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Idlib.
Un répit
Après l’enfer de la Ghouta orientale, Idlib offre un répit bienvenu. « La ville n’est pas vraiment en état de siège, j’ai été surprise de voir tout ce qu’on peut trouver dans les magasins », note Amani Ballour. Mais surtout, les bombardements y sont beaucoup plus rares.
« Al-Dana a été bombardée le jour de notre arrivée, et lundi, des tirs d’obus ont détruit un grand immeuble au centre d’Idlib », relate la jeune femme.
Il y a bien eu 22 morts et une centaine de blessés, mais en comparaison de ce qu’elle avait vécu dans sa communauté de la Ghouta orientale, de telles attaques ne l’impressionnent pas.
Là-bas, le pilonnage était quotidien. À Idlib, il y a deux ou trois attaques par mois…
« Dans la Ghouta, nous avons vu du sang tous les jours pendant cinq ans ; ici, c’est un bombardement ici et là », résume-t-elle.
Pour des rescapés de l’horreur, c’est presque la vie normale.
Encore faudrait-il que cette quasi-normalité puisse durer.
Mais Amani Ballour ne croit pas que ce sera le cas. C’est un peu comme si elle était en vacances d’une guerre qui la rattrapera tôt ou tard, craint-elle.
« Ils bombarderont Idlib quand ils en auront fini avec le reste. » — Amani Ballour
« Ils », c’est le régime de Damas, aidé de ses alliés russes. « Le reste », ce sont les dernières poches de résistance encore contrôlées par les forces anti-Assad.
La perspective d’une ultime offensive lui fait peur : « Je ne veux plus recommencer à voir du sang. »
Et puis, où évacuera-t-on les civils d’Idlib quand la ville sera sur le point de tomber ?
Amani Ballour s’inquiète aussi pour ses connaissances et amis restés dans sa région natale. Car il y en a. Des gens qui n’ont pas voulu quitter la Ghouta orientale, car ils ne connaissent personne à Idlib, ou parce qu’ils ont tout perdu et n’ont pas les moyens de recommencer à zéro ailleurs.
Elle leur téléphone parfois, mais elle sent qu’ils ont peur de parler librement. Ils sont maintenant sous le contrôle de Damas…
Impuissance
Deux semaines après son arrivée dans la région d’Idlib, Amani Ballour n’a pas recommencé à travailler. Pour l’instant, sa priorité, c’est de trouver l’endroit le plus sécuritaire possible pour elle et ses proches. Récemment ciblé par les bombes, Al-Dana n’est peut-être pas le refuge idéal, s’inquiète-t-elle.
Et c’est de loin, avec un sentiment aigu d’impuissance, que la jeune médecin a suivi l’attaque chimique qui a fait des dizaines de victimes, samedi, à Douma – qui constituait alors l’ultime repli rebelle dans la Ghouta orientale.
Ces images lui rappelaient ce qu’elle avait vu plusieurs fois pendant le siège de la Ghouta. « Il y a eu la grosse attaque de 2013, mais depuis, j’ai soigné de nombreuses fois des victimes d’attaques chimiques. Surtout des attaques au chlore, qui sont reconnaissables à l’odeur dégagée par les gaz. »
« Quand j’ai vu les images de Douma, j’aurais voulu pouvoir aider, je me sentais tellement loin… » — Amani Ballour
Que pense-t-elle de l’éventualité d’un bombardement en guise de représailles contre l’attaque chimique ? Elle n’a rien contre, surtout s’il vise des cibles militaires du régime.
« Mais nous avons déjà presque tout perdu, je crois que c’est trop tard. »