Syrie

La ligne rouge a-t-elle été franchie ?

Vivement condamnée par les Occidentaux, fermement démentie par Damas et Moscou. Les réactions à l’attaque chimique qu’aurait perpétrée le régime syrien le week-end dernier illustrent la persistance du tabou entourant le recours à ce type d’armes, selon des experts consultés par La Presse.

Syrie

Le tabou des armes chimiques

Les suites promises par le président des États-Unis Donald Trump et son homologue français Emmanuel Macron à l’attaque chimique survenue dans la Ghouta occidentale, en Syrie, reflètent l’indignation populaire généralement suscitée par le recours à de telles armes.

Leur intervention musclée contraste cependant avec l’indifférence apparente avec laquelle de nombreuses attaques à l’arme conventionnelle survenues au cours des sept dernières années dans le pays ont été accueillies par la communauté internationale.

Richard Price, un universitaire de la Colombie-Britannique qui a écrit un livre sur l’utilisation des armes chimiques et les facteurs qui la limitent, pense qu’il faut se réjouir du fait que des élus veuillent réagir à une violation du « tabou » qui existe à cet égard. Même si, note-t-il, le calcul des politiciens concernés n’est évidemment pas sans arrière-pensée.

« Ce n’est pas parce qu’on est incapable de faire en sorte que toutes les normes internationales soient respectées qu’il faut dénigrer les cas où des efforts sont mis en œuvre pour en faire respecter une. »

— Richard Price, auteur d’un livre sur l’utilisation des armes chimiques

L’interdit entourant le recours aux armes chimiques ne date pas d’hier puisqu’un premier traité limitant l’utilisation d’ogives libérant des gaz toxiques a été signé dès la fin du XIXe siècle lors d’une conférence pour la paix à La Haye.

Les participants au sommet sont parvenus à s’entendre à ce sujet avant que les armes chimiques ne puissent s’imposer comme une arme de référence et ne prennent une grande importance, ce qui a facilité, note M. Price, la conclusion d’un accord.

Bien que le traité ait été largement contourné sur le champ de bataille durant la Première Guerre mondiale, peu de civils ont été touchés par ces armes.

L’exemple d’Adolf Hitler

Le manque d’exposition à leurs effets a entretenu « la peur et la répulsion morale particulière » à leur égard pendant l’entre-deux-guerres et elle a persisté au-delà de la Seconde Guerre mondiale, relève l’universitaire.

Bien que le régime nazi n’ait pas hésité à utiliser des gaz toxiques pour éliminer des millions de Juifs, Adolf Hitler n’a jamais voulu utiliser des armes chimiques dans des attaques contre les villes alliées ou les forces adverses. Le fait qu’un dirigeant aussi honni ait adopté une telle approche a souvent été évoqué par la suite pour témoigner du caractère inacceptable des armes chimiques, relève M. Price.

L’utilisation d’armes de cette nature à grande échelle est demeurée rare depuis, note l’universitaire, qui évoque les attaques lancées par le régime irakien contre son ennemi iranien et la population kurde de son pays dans les années 80 comme une des rares exceptions. Le conflit syrien est un autre cas important, relève-t-il.

Bien qu’il exprime des réserves par rapport au recours à des frappes unilatérales, l’universitaire pense qu’il est important que la communauté internationale réagisse avec fermeté à l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien. 

« On est devant un acteur qui pense pouvoir faire ce qu’il veut et d’un pays protecteur [la Russie] qui lui permet de le faire. »

— Richard Price, auteur d’un livre sur l’utilisation des armes chimiques

Marie Lamensch, qui est coordonnatrice de projet à l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne à l’Université Concordia, pense que les images montrant les civils touchés par des armes chimiques, particulièrement celles où figurent des enfants, ont un effet puissant et alimentent l’indignation face aux attaques.

« Des images de la guerre en Syrie, on en a régulièrement, elles arrivent tous les jours sur les réseaux sociaux. Celles qui sont liées aux attaques chimiques sont particulièrement violentes. »

— Marie Lamensch, coordonnatrice de projet à l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne à l’Université Concordia

Elle estime que l’intervention des dirigeants occidentaux face à l’attaque survenue dans la Ghouta occidentale est contestable, dans la mesure où nombre d’autres exactions passées sont restées sans suite malgré leur gravité.

D’autres conflits, comme celui au Yémen, suscitent par ailleurs très peu de réactions politiques à l’étranger, en partie parce que peu d’images circulent en ligne, dit-elle.

Une « forte réaction émotive »

Thomas Juneau, spécialiste du Moyen-Orient rattaché à l’Université d’Ottawa, pense que le caractère « théâtral » et « spectaculaire » des attaques à l’arme chimique contribue à la « forte réaction émotive » qu’elles suscitent, même si leur impact est généralement limité en nombre de victimes, comme c’est souvent le cas pour les attaques terroristes.

Les armes « conventionnelles » en tous genres, dont les barils explosifs, largement utilisés par le régime de Bachar al-Assad, ont fait bien plus de victimes civiles que les armes chimiques en Syrie sans soulever autant d’indignation, relève l’analyste.

« L’utilisation d’armes chimiques est interdite, mais tuer des civils d’une manière indiscriminée avec des armes conventionnelles l’est aussi », conclut-il.

Syrie

Le dispositif militaire des États-Unis et de leurs alliés

Voici le dispositif militaire qui pourrait être utilisé en représailles contre le régime du président syrien Bachar al-Assad par les États-Unis et leurs alliés.

É t a t s - U n i s

Destroyers

L’an dernier, après une attaque meurtrière au gaz sarin attribuée au régime contre la ville rebelle de Khan Cheikhoun, la marine américaine a lancé 59 missiles de croisière Tomahawk à partir des destroyers USS Porter et USS Ross qui croisaient en Méditerranée. Cette année, le Porter et le Ross sont en mission dans l’Atlantique Nord, beaucoup trop loin de la côte syrienne. Mais l’USS Donald Cook, un destroyer de la classe Arleigh Burke, a quitté lundi le port chypriote de Larnaca, où il faisait escale, et se trouve dans une zone d’où il peut facilement frapper la Syrie. En outre, l’USS New York croise en Méditerranée, mais il est peu probable que ce navire de transport amphibie soit directement impliqué dans une frappe de ce genre.

Sous-marins

Huit sous-marins de la marine américaine, qui peuvent être utilisés pour lancer des missiles, sont déployés actuellement dans le monde. Leur emplacement est tenu secret.

Porte-avions

La marine américaine n’a actuellement aucun porte-avions en Méditerranée, mais le groupe aéronaval de l’USS Harry S. Truman doit quitter aujourd’hui le port de Norfolk, en Virginie, dans le cadre d’un déploiement prévu de longue date.

Drones

Le Pentagone dispose d’un réseau étendu dans la région.

F r a n c e

L’Hexagone possède des avions Rafale armés de missiles de croisière Scalp. La portée de ces missiles, supérieure à 250 kilomètres, permet des frappes sans que les avions aient à survoler la Syrie, dont le ciel est protégé par les défenses antiaériennes russes.

Les appareils pourraient décoller de Jordanie ou des Émirats arabes unis, pays qui accueillent chacun une base française. Mais Paris pourrait aussi décider de faire décoller ses avions Rafale de son territoire national, et organiser deux ou trois ravitaillements en vol pour leur faire rejoindre la zone.

Frégate multimission

Autre possibilité : lancer des frappes depuis une frégate multimission équipée de missiles de croisière navals, dont la portée de plusieurs centaines de kilomètres permet de viser en profondeur des objectifs stratégiques, en restant dans les eaux internationales.

R o y a u m e - U n i

Le Royaume-Uni s’est largement implanté militairement au Proche-Orient dans le cadre de la coalition antidjihadiste. La Royal Air Force dispose d’une base aérienne importante à Chypre, celle d’Akrotiri, d’où ont été menés de nombreux raids contre le groupe État islamique en Syrie.

— Agence France-Presse

Attaque chimique présumée

Impasse à l’ONU, les Occidentaux préparent leur riposte

Washington — La confrontation entre les États-Unis et la Russie sur le dossier syrien s’est durcie, hier, avant des frappes occidentales qui semblaient de plus en plus probables en riposte à une attaque chimique présumée imputée au régime de Bachar al-Assad.

Moscou, soutien indéfectible de Damas, a apposé son veto au Conseil de sécurité de l’ONU à un projet de résolution américain visant à créer un mécanisme d’enquête indépendant sur le recours aux armes chimiques en Syrie. Deux projets concurrents présentés par les Russes n’ont eux pas réuni suffisamment de voix pour être adoptés.

L’ambassadeur de Russie aux Nations unies, Vassili Nebenzia, a justifié le 12e veto russe en sept années d’un conflit qui a fait plus de 350 000 morts, par la volonté de « ne pas entraîner le Conseil de sécurité dans des aventures ».

Mais en face, les Occidentaux, États-Unis et France en tête, ont redoublé de détermination après avoir déjà fait clairement planer la menace de représailles militaires.

« La France mettra tout en œuvre contre l’impunité chimique. »

— François Delattre, ambassadeur de France aux Nations unies

La France annoncera « dans les prochains jours » la « décision » sur sa riposte, en coordination avec les alliés américain et britannique, a précisé à Paris le président Emmanuel Macron.

S’inscrivant dans cette frénésie diplomatique, Donald Trump et la première ministre de Grande-Bretagne Theresa May sont aussi « tombés d’accord », lors d’une conversation téléphonique, « pour ne pas laisser l’usage d’armes chimiques se poursuivre », a rapporté la Maison-Blanche.

Le président des États-Unis, qui avait lui promis lundi une décision « très bientôt », a annulé un déplacement prévu en fin de semaine au Pérou afin de continuer à gérer le dossier syrien, renforçant le sentiment d’une action imminente.

« État d’alerte »

L’Organisation internationale sur les armes chimiques (OIAC), organisme qui a pour mandat d’enquêter sur une attaque présumée, mais pas celui d’en identifier les responsables, a annoncé hier l’envoi « sous peu » d’une équipe en Syrie pour faire la lumière sur ce qui s’était passé à Douma.

Selon les Casques blancs, les secouristes en zones rebelles, et l’ONG Syrian American Medical Society, plus de 40 personnes ont été tuées samedi dans ce dernier bastion rebelle dans la Ghouta orientale aux portes de Damas, tandis que plus de 500 blessés ont été soignés, notamment pour des « difficultés respiratoires ».

L’OIAC a été invité par Damas, qui, comme Moscou, nie l’existence d’une telle attaque chimique. Selon des diplomates, cela pourrait permettre au pouvoir syrien de retarder d’éventuelles frappes occidentales.

Mais tout en saluant l’envoi d’experts, Washington a tenu à ne pas lier leur enquête à la riposte américaine.

« Les États-Unis ont leurs propres mécanismes. [...] Nous savons qu’un produit chimique a été utilisé, même si nous ne savons pas avec certitude lequel. »

— Heather Nauert, porte-parole de la diplomatie américaine

Au-delà d’éventuelles frappes contre le régime, les mises en garde de Donald Trump affirmant que Damas, mais aussi ses soutiens, la Russie et l’Iran, devrait « payer le prix fort » ont ravivé le climat de guerre froide qui s’installe de plus en plus. Moscou et Téhéran accusent Washington de chercher un « prétexte » pour frapper le pouvoir syrien.

Emmanuel Macron a d’ailleurs pris soin de préciser que d’éventuelles frappes françaises viseraient « à s’attaquer aux capacités chimiques détenues par le régime », et non pas aux « alliés » de ce dernier. « Nous ne souhaitons aucune escalade dans la région », a-t-il assuré.

Les évacués de la Ghouta orientale

« Nous avons vu du sang tous les jours pendant cinq ans »

Des dizaines de milliers de personnes, combattants de deux autres groupes insurgés et leurs familles, ont été évacuées de la Ghouta orientale ces dernières semaines. Parmi eux se trouvait la docteure Amani Ballour. Nous l’avons jointe hier près d’Idlib, où elle s’est réfugiée avec sa famille.

Il y a deux semaines, la docteure Amani Ballour est montée dans un bus avec 35 membres de son équipe médicale, son frère, son neveu de 4 ans et quelques autres membres de sa famille.

Derrière elle, la médecin laissait des souvenirs de cinq années de siège et de bombes. Cinq années au cours desquelles elle a travaillé sans relâche à soigner des enfants sous-alimentés, des femmes incapables de les nourrir et des blessés. Beaucoup de blessés.

Le véhicule dans lequel la femme de 30 ans a pris place faisait partie d’un convoi organisé après que le régime du président syrien Bachar al-Assad a conclu un accord avec les principaux groupes rebelles de la Ghouta orientale, en banlieue de la capitale.

Cet accord leur permettait d’être évacués de cette région, désormais contrôlée par Damas. Des centaines de milliers de civils ont alors pu eux aussi fuir leurs villes ravagées, avant de laisser l’armée syrienne reprendre ses quartiers dans la région.

L’autobus a suivi des rues bordées d’immeubles en ruine, avant de se diriger vers le nord, jusqu’à Idlib – la ville qui accueille les déplacés syriens à mesure que les fiefs de l’opposition tombent les uns après les autres.

« Il y a ici des gens qui ont fui Homs, d’autres qui ont fui Darya, Alep, et maintenant ceux de la Ghouta », énumère Amani Ballour, que La Presse avait interviewée au plus fort de l’offensive contre la Ghouta orientale.

Nous l’avons retrouvée hier, à Al-Dana, village situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Idlib.

Un répit

Après l’enfer de la Ghouta orientale, Idlib offre un répit bienvenu. « La ville n’est pas vraiment en état de siège, j’ai été surprise de voir tout ce qu’on peut trouver dans les magasins », note Amani Ballour. Mais surtout, les bombardements y sont beaucoup plus rares.

« Al-Dana a été bombardée le jour de notre arrivée, et lundi, des tirs d’obus ont détruit un grand immeuble au centre d’Idlib », relate la jeune femme.

Il y a bien eu 22 morts et une centaine de blessés, mais en comparaison de ce qu’elle avait vécu dans sa communauté de la Ghouta orientale, de telles attaques ne l’impressionnent pas.

Là-bas, le pilonnage était quotidien. À Idlib, il y a deux ou trois attaques par mois…

« Dans la Ghouta, nous avons vu du sang tous les jours pendant cinq ans ; ici, c’est un bombardement ici et là », résume-t-elle.

Pour des rescapés de l’horreur, c’est presque la vie normale.

Encore faudrait-il que cette quasi-normalité puisse durer.

Mais Amani Ballour ne croit pas que ce sera le cas. C’est un peu comme si elle était en vacances d’une guerre qui la rattrapera tôt ou tard, craint-elle.

« Ils bombarderont Idlib quand ils en auront fini avec le reste. » — Amani Ballour

« Ils », c’est le régime de Damas, aidé de ses alliés russes. « Le reste », ce sont les dernières poches de résistance encore contrôlées par les forces anti-Assad.

La perspective d’une ultime offensive lui fait peur : « Je ne veux plus recommencer à voir du sang. »

Et puis, où évacuera-t-on les civils d’Idlib quand la ville sera sur le point de tomber ?

Amani Ballour s’inquiète aussi pour ses connaissances et amis restés dans sa région natale. Car il y en a. Des gens qui n’ont pas voulu quitter la Ghouta orientale, car ils ne connaissent personne à Idlib, ou parce qu’ils ont tout perdu et n’ont pas les moyens de recommencer à zéro ailleurs.

Elle leur téléphone parfois, mais elle sent qu’ils ont peur de parler librement. Ils sont maintenant sous le contrôle de Damas…

Impuissance

Deux semaines après son arrivée dans la région d’Idlib, Amani Ballour n’a pas recommencé à travailler. Pour l’instant, sa priorité, c’est de trouver l’endroit le plus sécuritaire possible pour elle et ses proches. Récemment ciblé par les bombes, Al-Dana n’est peut-être pas le refuge idéal, s’inquiète-t-elle.

Et c’est de loin, avec un sentiment aigu d’impuissance, que la jeune médecin a suivi l’attaque chimique qui a fait des dizaines de victimes, samedi, à Douma – qui constituait alors l’ultime repli rebelle dans la Ghouta orientale.

Ces images lui rappelaient ce qu’elle avait vu plusieurs fois pendant le siège de la Ghouta. « Il y a eu la grosse attaque de 2013, mais depuis, j’ai soigné de nombreuses fois des victimes d’attaques chimiques. Surtout des attaques au chlore, qui sont reconnaissables à l’odeur dégagée par les gaz. »

« Quand j’ai vu les images de Douma, j’aurais voulu pouvoir aider, je me sentais tellement loin… » — Amani Ballour

Que pense-t-elle de l’éventualité d’un bombardement en guise de représailles contre l’attaque chimique ? Elle n’a rien contre, surtout s’il vise des cibles militaires du régime.

« Mais nous avons déjà presque tout perdu, je crois que c’est trop tard. »

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