DIFFUSION D’INFORMATIONS FAUSSES ET DIFFAMATOIRES

Ottawa avalise un article de l’ACEUM conférant l’impunité aux géants du web

OTTAWA — Le gouvernement Trudeau a avalisé un article litigieux dans le nouvel accord de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique qui aura pour effet d’accorder une impunité aux géants du web comme Facebook, Google et Twitter devant les tribunaux canadiens, et ce, même s’ils diffusent des informations jugées fausses et diffamatoires.

Cet article, qui ne faisait pas partie de la première mouture de l’Accord de libre-échange nord-américain entré en vigueur en 1993, époque où l’internet en était à ses balbutiements, a été inscrit dans la section portant sur le commerce numérique à la demande des États-Unis. Il constitue un recul important pour le droit canadien, selon certains experts.

Si les concessions arrachées par les négociateurs américains dans le dossier de la gestion de l’offre pour les produits laitiers ont fait les manchettes depuis la conclusion du nouvel Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) le 30 septembre, et si le gouvernement Trudeau a été louangé pour avoir réussi à protéger le chapitre 19 sur le mécanisme de règlement des différends commerciaux et pour avoir également préservé l’exception culturelle, l’article 19.17 de l’entente est passé sous le radar même s’il aura de graves conséquences.

PRÉJUDICIABLE POUR LES MÉDIAS ÉCRITS

Pour le sénateur conservateur Claude Carignan, cet article est totalement inacceptable, car il accorde une protection sans précédent aux géants du web installés aux États-Unis, qu’il décrit d’ailleurs comme « des parasites » qui menacent l’avenir de la presse écrite au pays et ailleurs dans le monde.

« Ces plateformes numériques que sont Google et Facebook prennent le contenu des médias écrits qui font des enquêtes, qui paient des journalistes et qui vérifient les sources et ils le font sans payer un sou et sans redevance, comme des parasites. En plus, ils vont chercher la publicité qui allait autrefois aux médias sans produire de contenu. Et voilà que le gouvernement Trudeau, dans le traité de libre-échange, adopte une clause qui protège ces plateformes numériques de poursuites éventuelles s’il y a une faute dans l’information qu’elles publient, parce qu’elles n’ont pas produit le contenu. On évite de rendre imputables les plateformes numériques », a affirmé M. Carignan.

L’alinéa 2 de l’article 19.17 en question stipule : « […] aucune des Parties n’adopte ou ne maintient des mesures qui traitent un fournisseur ou un utilisateur d’un service informatique interactif comme un fournisseur de contenu informatif pour déterminer la responsabilité en cas de préjudices liés aux renseignements stockés, traités, transmis, distribués ou mis à disposition par le service, sauf dans la mesure où le fournisseur ou l’utilisateur a, en tout ou partie, créé ou développé ce contenu ».

Résultat : « Les médias écrits perdent sur tous les fronts », a tonné le sénateur conservateur, qui a contribué à consolider la liberté de la presse au pays en faisant adopter au Sénat et à la Chambre des communes l’an dernier une loi protégeant les sources journalistiques.

« On s’engage à modifier le droit canadien pour plaire à ces plateformes numériques. C’est indécent. Cette clause ne devrait pas être dans le traité. »

— Claude Carignan, sénateur conservateur

« Je me pose la question suivante : pourquoi le gouvernement Trudeau veut tant protéger toujours les plateformes numériques, que ce soit au niveau fiscal, au niveau des redevances aux médias écrits, ou encore en leur accordant une telle impunité », a ajouté M. Carignan.

« C’est épouvantable. On accorde de nouveaux passe-droits à ces plateformes », s’est pour sa part indigné le député du NPD Pierre Nantel, qui talonne le gouvernement Trudeau depuis des mois aux Communes pour qu’il serre la vis à ces géants du web.

Interrogé sur le sujet, le bureau de la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a soutenu que cet article n’entamera pas la capacité du Canada à demander des comptes aux géants du web, le cas échéant.

« L’article sur les services informatiques interactifs fait en sorte que les organisations qui gèrent des sites Web interactifs (où le contenu peut être téléchargé par les utilisateurs) ne soient pas tenues civilement responsables du contenu préjudiciable généré par les utilisateurs, comme les déclarations diffamatoires, qui est téléchargé sur leurs sites Web, à moins que l’organisation ait joué un rôle dans la création ou le développement de ce contenu. L’article ne s’applique qu’à la responsabilité civile et n’affectera pas la capacité du Canada de réglementer dans l’intérêt public ou d’appliquer le droit pénal», a indiqué, par courriel, M. Sylvain Leclerc, porte-parole d’Affaires mondiales Canada.

DES CONSÉQUENCES EN MATIÈRE DE DROIT ?

Selon l’avocat torontois Howard Winkler, qui œuvre dans le domaine du droit et plaide dans des causes de diffamation depuis 30 ans, et qui a écrit une analyse de cet article dans le Law Times, le gouvernement Trudeau a fait un véritable cadeau aux géants du web comme Google en acceptant une telle disposition.

« Les Canadiens doivent s’inquiéter au plus haut point des conséquences de cet article. S’il entre en vigueur, cela représente une altération fondamentale de nos traditions de common law. Mais il y a eu peu de discussions sur ces changements importants qui sont proposés. Des pays comme l’Australie continuent de tenir responsable un diffuseur secondaire si un contenu diffamatoire se retrouve sur son site internet », a affirmé M. Winkler à La Presse.

Il a souligné que cette disposition était essentiellement « le miroir » du contenu du Communication Decency Act des États-Unis. « Certains commentateurs ont affirmé que cette disposition constitue une victoire importante des États-Unis dans les négociations parce que cela a pour effet d’arrimer les lois canadiennes à celles en vigueur aux États-Unis. Et les grands bénéficiaires de ces changements sont des sociétés comme Google, Facebook et Twitter. »

M. Winkler a souligné que le droit canadien visait à trouver un équilibre entre la liberté d’expression et le droit de protéger sa réputation. « À titre d’exemple, les entreprises doivent composer avec des évaluations de leurs produits sur Google. Il est possible de démontrer qu’une évaluation en particulier était fausse, que la personne qui l’a rédigée n’a jamais été un client. », a dit M. Winkler

« La loi canadienne permet actuellement d’envoyer une mise en demeure pour retirer cette évaluation fausse et diffamatoire du site Google. Mais la nouvelle clause ne permettra plus cela. »

— Howard Winkler, avocat

Il a aussi cité le cas de la députée libérale fédérale de la région de Toronto Iqra Khalid, qui a obtenu en juillet la fermeture d’un faux compte Twitter se présentant comme une parodie de son compte et diffusant des informations diffamatoires sur la religion musulmane, après qu’elle eut porté plainte.

Selon M. Winkler, la députée ne pourrait plus forcer Twitter à prendre des mesures en vertu de l’article 19.17 énoncé dans l’ACEUM. « En vertu de la nouvelle disposition, le gouvernement fédéral pourrait se plaindre, mais Twitter pourrait rétorquer qu’il n’est pas responsable du contenu. »

S’il convient que cet article protège les géants du web, le professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique à l’Université d’Ottawa, Michael Geist, estime qu’il est tout de même nécessaire afin de favoriser la liberté d’expression sur l’internet. « Cela va permettre aux sociétés de l’internet de résister aux pressions de retirer du contenu qui touche l’évaluation de produits, les blogues et les commentaires sur les médias sociaux qui pourraient être la cible de plaintes injustifiées », a-t-il dit.

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