Chronique

Dompter le roi des cons

Ce matin-là, Harvey Weinstein s’était livré à la police de New York. Des images du producteur déchu, menottes aux mains, tournaient en boucle à la télé. Assise en face de moi dans un café du Vieux-Montréal, Florence Montreynaud, auteure, historienne féministe et fondatrice des Chiennes de garde en France, jubilait. Enfin ! a-t-elle lancé avec un grand sourire, juste assez revanchard, mais ni féroce ni mesquin, afin de ne pas passer pour une féministe enragée, même si c’est un statut qu’elle revendique avec un sourire enjoué.

La veille, par un incroyable hasard, l’historienne marchait rue Jeanne-Mance avec une amie québécoise lorsque les deux femmes ont croisé, sur le trottoir, nul autre que Gilbert Rozon. Il se promenait lui aussi tout en parlant au téléphone. « Il n’est pas en taule, celui-là ? », a blagué Florence Montreynaud ce soir-là. Mais le lendemain, elle se montrait plus prudente.

« Le fait que Rozon puisse marcher dans la rue, à visage découvert, sans être obligé de se voiler ou sans courir le risque d’être lapidé comme c’est arrivé à tant de femmes dans les pays totalitaires, ça s’appelle la démocratie. Et c’est très bien », plaide-t-elle.

Habituée du Québec, une société qu’elle admire pour son progressisme, Florence Montreynaud était de passage en ville la semaine dernière pour y donner une série de conférences et de causeries portant sur son plus récent livre, Le roi des cons – Quand la langue française fait mal aux femmes, un essai sur le mépris de la langue française à travers 100 expressions machistes de tous les jours.

Avec cet essai, la féministe de 70 ans, mère de quatre enfants, a la prétention de vouloir changer le monde en changeant les mots. 

Or, contre toute attente, son combat commence à porter ses fruits, comme en témoigne la volte-face récente du dictionnaire Le Robert au sujet du mot « frotteur ».

Florence Montreynaud n’a pas dénoncé publiquement la définition sexiste du dictionnaire qui désignait le frotteur comme « un individu recherchant les contacts érotiques en profitant de la promiscuité dans les transports en commun », omettant de reconnaître que le frotteur est un agresseur sexuel. Mais elle n’a pas eu besoin de le faire. Sitôt la définition publiée, des hordes d’internautes ont protesté publiquement. La maison d’édition a vite présenté ses excuses et promis d’apporter dans l’édition numérique et dans la prochaine édition papier un correctif incluant la notion de non-consentement de la victime du frotteur.

Mine de rien, les mentalités changent à travers ces mots qui, selon Florence Montreynaud, ont blessé, avili, sali, dominé et écrasé les femmes pendant trop longtemps.

Parmi les mots ou expressions mis au ban dans son livre, il y a ce fameux « con » qui, en 1977 selon l’historienne, est entré dans le dictionnaire en ne désignant plus seulement une personne peu intelligente, mais le sexe d’une femme. « Combien de comportements masculins sont motivés par la peur d’avoir l’air d’un con, c’est-à-dire d’une femme réduite à son vagin si méprisé ? », écrit-elle.

Je lui fais remarquer que « con » n’a aucune connotation sexuelle chez nous. Elle l’admet, tout en rappelant que « con » vient de l’anglais « cunt », qui ne nous est pas étranger. 

Pour elle, « con » est un gros mot, ce que n’est pas le mot « vagin », un mot qui a fait scandale lorsqu’en 1949 Simone de Beauvoir l’a employé dans Le deuxième sexe.

Gros mot ou non, l’historienne reprend le mot « con » dans le titre même de son essai, histoire de provoquer, mais aussi de dompter ceux qui utilisent les mots non pas comme des outils, mais comme des armes de la domination des hommes sur les femmes.

Dans cet ouvrage de moins de 200 pages aux chapitres courts et souvent drôles, Florence Montreynaud s’en prend à une foule d’expressions comme « perdre sa virginité » (pourquoi pas gagner en expérience ?) « tomber enceinte » (pourquoi tomber ?) ou « misère sexuelle » qu’elle remplace allègrement par frustration sexuelle, affirmant que l’expression « misère sexuelle » assimile à tort la sexualité aux besoins vitaux que sont respirer, boire, manger. « Aucun homme n’est jamais mort d’abstinence sexuelle et encore moins ceux qui se prennent en main », ironise-t-elle.

Elle redevient plus sérieuse avec l’expression « se faire violer » qui, selon elle, implique que le sujet féminin est volontaire pour subir le viol, ce qui lui apparaît comme une insupportable contradiction. « Appelons un viol un viol et disons qu’une femme a été violée », tranche-t-elle.

Depuis que l’ouragan #metoo déferle, ébranlant les colonnes du temple, Florence Montreynaud s’est évidemment intéressée au mouvement. Elle travaille actuellement à en faire une synthèse.

« C’est une véritable révolution à l’échelle planétaire et dans au moins 87 pays. Merci aux réseaux sociaux dont on dit souvent beaucoup de mal. Dans le cas de #metoo, les réseaux sociaux ont fait un travail formidable. Maintenant, tous les pays ne réagissent pas de la même manière. Le pays où le mouvement a eu le moins de conséquences, c’est la France, le paradis des machistes. Aucun homme connu n’a perdu son emploi. Aucun ministre n’a perdu son poste. Y a juste Tariq Ramadan qu’on ne laisse pas sortir de prison de peur qu’il s’échappe. Pour le reste, rien du tout. Quand on pense qu’en Suède, le Nobel n’aura pas lieu cette année à cause de #metoo, on se dit que la France a beaucoup de chemin à faire. »

L’année prochaine, cela fera 20 ans que Florence Montreynaud a fondé, avec la romancière Isabelle Alonso, les Chiennes de garde pour lutter contre le sexisme sur la place publique. L’association existe toujours, le sexisme dans l’espace public aussi. Reste que pour la première fois, grâce au travail inlassable de femmes comme Florence Montreynaud, les jours du sexisme sont peut-être comptés.

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