CHRONIQUE

Lysanne pour l’éternité

Dans la voiture qui file sur l’autoroute, Zakari Thibodeau demande à sa mère : « Maman, quand on meurt, est-ce qu’on peut revenir ? » Lysanne esquisse un sourire et répond à son gamin que ce sont les vivants qui font revivre les disparus en pensant à eux, d’où l’importance de se souvenir de ceux qui ne sont plus.

Ces paroles, extraites du documentaire Esprits de famille que Lysanne Thibodeau a tourné avec son fils en 2007, ont pris tout leur sens récemment. Le 15 avril dernier, la cinéaste au regard bleu perçant a été emportée par un cancer à l’âge de 58 ans. Depuis, les hommages à son égard se multiplient aussi bien à Montréal qu’à Berlin, où elle a vécu pendant une quinzaine d’années et laissé un souvenir impérissable pour de nombreux amis artistes, y compris le cinéaste Wim Wenders, qui lui avait confié un petit rôle dans Les ailes du désir.

« Lysanne et Solveig [Dommartin] étaient copines à l’époque des Ailes du désir. On peut la voir dans la scène de concert avec Nick Cave and the Bad Seeds, qu’elle adorait. J’ai rencontré Lysanne de nouveau en 2014 à Montréal. Elle a fait partie de mon équipe pour le tournage d’Every Thing Will Be Fine. C’est là qu’on s’est vraiment connus. Je suis choqué qu’elle ne soit plus là. Quelle femme généreuse, belle et forte », m’a écrit Wim Wenders après avoir appris la nouvelle de sa mort.

Pas une vedette

Lysanne Thibodeau n’était pas quelqu’un de connu du grand public d’ici ni d’ailleurs. Exception faite d’Esprits de famille, un documentaire sur ses racines acadiennes, Lysanne a surtout réalisé des courts métrages et des films d’art expérimentaux, dont quelques-uns ont gagné des prix dans de petits festivals. Elle n’était pas une vedette. C’était une fille aux mille métiers et une cinéaste indépendante qui a travaillé dans l’ombre et dans un genre – le film d’art – qui confine ses artisans à une certaine pauvreté et ne leur permet pas toujours de laisser une immense œuvre cinématographique en héritage.

Pourtant, tous les hommages qu’on lui rend depuis deux semaines, y compris dimanche au Nuture Mini Art Golf de Berlin, où une trentaine d’artistes berlinois ont organisé une célébration à sa mémoire, témoignent de l’effet et de l’influence que cette femme a eus sur une foule de gens de partout qui, aujourd’hui, pleurent sa disparition.

On pense à tort que ce ne sont que les artistes célèbres, ceux qui ont gagné une Palme d’or ou un Oscar, ceux dont les œuvres ont marqué à jamais les esprits, qui seront le plus regrettés par leurs amis et leurs pairs. 

On oublie qu’il y a des artistes anonymes, des créateurs amoureux de la création, mais encore davantage des autres, des passeurs, des entremetteurs, des animateurs, des fées et des feux follets, lumineux et attachants, qui jouent un rôle crucial dans l’amour et la transmission de l’art. Lysanne Thibodeau était de cette race-là.

À Berlin, après ses années rock’n’roll avec des artistes de la marge, la musicienne qui avait chanté avec les Men Without Hats et qui tripait sur Nick Cave et Bowie s’est tournée pour de bon vers le cinéma, devenant au fil du temps un lien indispensable entre le milieu du cinéma montréalais et la Berlinale. C’est d’ailleurs pendant la Berlinale que je l’ai rencontrée pour la première fois. À Berlin, encore, qu’elle m’a présenté son grand ami Thierry Noir, le premier qui a osé peindre sur le mur de Berlin et dont les figures colorées ornent encore des pans de mur et sont devenues un des symboles de la ville réunifiée.

« Sa capacité de communiquer avec la diversité du milieu culturel était immense. Ses films avaient beau être très personnels, il n’y avait rien de sectaire chez elle, au contraire », a affirmé sa bonne amie Suzanne Hénault, chargée de la section jeunesse et du documentaire à Radio-Canada.

Une battante

Lysanne a appris qu’elle avait le cancer au printemps dernier, à son retour de Chine où, pendant quatre mois, elle avait donné des ateliers de production de films d’art. Son premier réflexe en apprenant la nouvelle a été d’aller acheter le scooter dont elle rêvait depuis longtemps. 

Son deuxième réflexe a été de tout faire pour terminer son dernier film, Des armes et nous, un documentaire sur les armes à feu dans les maisons. Faible et diminuée, elle y a travaillé avec l’énergie du désespoir pratiquement jusqu’à la fin. C’est un sujet qui la touchait personnellement. À 15 ans, elle a découvert dans la maison familiale sa mère abattue à bout portant par son frère qui s’est ensuite donné la mort. L’arme appartenait au père décédé de Lysanne. 

Avec un tel départ dans la vie, cette fille aurait pu devenir amère, dépressive ou violente. Il n’en fut rien. « Lysanne avait, comme son fils le dit si bien, une énergie magique. C’était une battante, une aventurière, une fille attachante pleine de lucidité, mais aussi de tendresse, qui tissait des liens d’amitié partout où elle passait », s’est souvenue la réalisatrice Dominique Parent.

Depuis l’annonce de sa mort, une page Facebook célèbre sa mémoire avec des photos et des mots de ses amis de partout. Si ce que Lysanne dit à son fils dans Esprits de famille est vrai, alors Zakari n’a pas à s’inquiéter : même disparue, sa mère va vivre pour l’éternité dans le souvenir de ceux qui n’ont pas fini de penser à elle. 

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