Intelligence artificielle

le grand saut

La révolution de l’intelligence artificielle s’apprête à gagner les entreprises du monde entier. Comment la vôtre peut-elle en tirer profit ? Quelques exemples pour vous inspirer.

Fruits d’or

Petits fruits, gros cerveau

Si ce n’était des canneberges au pied des machines et du jus rouge omniprésent, on jurerait que l’usine de Fruits d’or à Plessisville est un laboratoire. C’est dans ces cuves en acier inoxydable, entourées de tuyaux et de câbles et surveillées par des milliers de capteurs, qu’on procède de façon ultramoderne à une activité millénaire : le séchage de petits fruits.

Dans quelques semaines, après des mois d’analyses et de préparatifs, on s’apprête à laisser l’intelligence artificielle (IA) prendre la production en main. Elle devra gérer tous les paramètres – humidité, température, vitesse, notamment – pour obtenir une production de qualité à partir des 45 000 tonnes de canneberges qu’on reçoit ici. Quatre-vingt-dix pour cent des fruits proviennent de la région, précise avec fierté Stéphanie Chagnon, vice-présidente, exploitation, chez Fruits d’or.

Une poignée d’employés

Le passage imminent à l’intelligence artificielle, s’il semble impressionnant, n’est pourtant que l’aboutissement logique des dernières années à cette usine souvent citée en exemple pour son « intelligence ». Tout, ou presque, y a été automatisé depuis sa reconstruction à partir de 2015, alors qu’un incendie a détruit la vieille usine. Même le fondateur, Martin Le Moine, avait donné le ton à la fin des années 90 en se lançant dans la canneberge biologique. Aujourd’hui, Fruits d’or produit 70 % de cette denrée dans le monde.

Mais ne vous attendez pas à trouver une foule d’employés sur le plancher : une quinzaine d’entre eux à la fois suffisent à faire fonctionner l’usine.

« Nous avons pratiquement doublé notre production avec le même nombre d’employés. Dans le contexte de pénurie de main-d’œuvre et devant le fait qu’on ne peut concurrencer les endroits où les coûts de main-d’œuvre sont bas, c’est important. »

— Stéphanie Chagnon, vice-présidente, exploitation, chez Fruits d’or

Du réactif au prédictif

Actuellement, deux modes sont utilisés pour contrôler tous les paramètres qui permettent de faire sécher convenablement les canneberges. En manuel, on intervient directement pour ajuster par exemple la température du séchoir ou l’humidité des fruits si on constate des écarts marqués. Des logiciels ont été conçus – l’usine Fruits d’or compte deux programmeurs, bientôt trois – pour le deuxième mode, automatique, qui permet d’interpréter et de commander plusieurs paramètres simultanément. Ces deux modes sont dits « réactifs », dans la mesure où on intervient après coup quand on constate des anomalies.

L’intelligence artificielle, elle, sera « prédictive », explique la vice-présidente. Depuis quatre mois, en partenariat avec l’entreprise MELIORE de Laval, on l’a entraînée à prédire les 30 minutes suivantes de l’humidité des fruits, en tenant compte de milliers de paramètres, « de millions de données qui ne pourraient être assimilées par un cerveau humain ».

Limiter les défauts

L’IA, annonce Mme Chagnon, a visé juste chaque fois, même quand des paramètres avaient été modifiés. Autrement dit, elle avait « appris » à anticiper l’impact de ces changements. « Aujourd’hui, ça rehausse notre niveau de confiance. Je crois qu’il y a là un pouvoir quasi infini ; on ne sait pas où ça peut nous mener, mais on pense que l’IA va pouvoir nous mettre sur de nouvelles pistes. »

L’intérêt immédiat de l’intelligence artificielle, c’est de limiter les défauts de production, ces tonnes de fruits séchés qui ne répondent pas aux standards et qui doivent être retraités. « La chaîne est de quatre heures et demie. En ce moment, je dois repasser dans le séchoir le fruit qui est trop humide, mettre celui qui est trop sec avec un autre lot. C’est beaucoup de temps et de frustration pour les employés. »

IA et usines

Quelques définitions

Automatisation

Utilisation de machines, notamment de bras robotisés ou de processus mécaniques, programmées pour accomplir des tâches prédéterminées sur une chaîne de montage. La programmation, bien qu’elle puisse être complexe, est basée sur une série de commandes prédéterminées qui peuvent être modifiées par le contexte ou une intervention humaine. L’automatisation inclut généralement une rétroaction, par exemple des capteurs, qui permet aux appareils de s’ajuster à la production.

Intelligence artificielle (IA)

Utilisé depuis 1956, le concept d’intelligence artificielle regroupe aujourd’hui un vaste ensemble qui va de la programmation relativement simple à l’apprentissage profond. À la base, ce concept est défini par la capacité d’un ordinateur à simuler l’intelligence humaine. On distingue essentiellement deux formes d’IA : faible si elle est affectée à des tâches limitées et forte si elle simule une complexité de raisonnement.

Apprentissage machine

Appelé également « apprentissage automatique », il s’agit d’une catégorie de l’intelligence artificielle qui permet de reproduire la capacité de décision de l’être humain sans programmer toutes les éventualités. Pour y arriver, on doit analyser un grand nombre d’exemples, qui se comptent en millions, afin d’en déterminer les constantes. Ces conclusions sont synthétisées en algorithmes qui permettent de prévoir, de façon statistique, les prochains exemples qui seront soumis à la machine.

Apprentissage profond

Cette sous-branche de l’apprentissage machine, qui connaît un engouement sans précédent depuis cinq ans, notamment grâce aux chercheurs montréalais, est basée sur le principe des couches de plus en plus complexes : une première série de résultats de calculs sont envoyés à une deuxième couche, qui les renvoie à une troisième couche. Plus le nombre de couches successives est élevé, plus le réseau est dit « profond ».

Applications industrielles

Au-delà de l’utilisation de robots capables d’une certaine prise de décision, l’apprentissage machine et surtout profond ont permis à certaines industries d’automatiser des processus qui semblaient inaccessibles. La reconnaissance visuelle et vocale, la traduction et la prédiction peuvent être utilisées à des échelles qui seraient impossibles à traiter par des humains. Ces changements ont été rendus possibles par trois facteurs : l’élaboration d’algorithmes, la disponibilité des mégadonnées et la capacité de traitement informatique accrue.

Port de Montréal

Un outil pour 1 million de camions

Il est difficile de concevoir une activité plus traditionnelle que le secteur portuaire : on imagine la valse de milliers de navires, de 1 million de camions, qui s’amarrent et s’éclipsent. Immuablement. Année après année.

Institution presque bicentenaire, le Port de Montréal cherche toutefois à s’affranchir de son modèle d’affaires historique, celui de gestionnaire d’infrastructures, pour adopter une stratégie beaucoup plus moderne, celle de fournisseur de solutions numériques.

« Le port de Montréal est un port de moyenne taille qui est en concurrence avec des plus grands que lui », dit Daniel Olivier, chef de la veille stratégique et de l’innovation au Port de Montréal.

« On ne peut se permettre les mêmes économies d’échelle que les New York et Virginie de ce monde. Notre façon de nous démarquer, c’est de miser sur l’innovation. »

Prédire le temps d’attente

D’ici 2019, le Port compte intégrer un outil prédictif, alimenté par l’intelligence artificielle, à la panoplie de services qu’il offre à ses clients.

« Le développement des algorithmes est terminé, dit Daniel Olivier. On va rendre notre outil disponible d’ici Noël. »

L’application appelée PORTail, téléchargeable sur un appareil mobile, permet déjà aux camionneurs de connaître en temps réel les délais d’attente aux différents terminaux à conteneurs.

Le défi qu’a relevé le fournisseur de solutions numériques Element AI, de Montréal, à la demande du Port, c’est d’ajouter un volet grâce auquel l’intelligence artificielle pourra prédire quel sera le temps d’attente « cet après-midi, ce soir ou demain matin ».

« C’est un outil d’aide à la décision qui permet aux camionneurs de mieux planifier leur desserte du port de Montréal. Ça donne une information très précieuse aux répartiteurs qui vont décider quand envoyer un camion au port. »

— Daniel Olivier, chef de la veille stratégique et de l’innovation au Port de Montréal

Les facteurs de prédiction sont basés sur le volume d’arrivées des différents navires, les conditions météo, de même que le temps de séjour au sol des conteneurs.

« Deux ou trois jours après l’arrivée des conteneurs dans le port, leur entreposage cesse d’être gratuit, explique M. Olivier. Lorsqu’un conteneur est au sol depuis deux jours, on s’attend à ce que des camions se ruent pour venir le chercher. »

En plus d’améliorer l’efficacité du port, cette application aidera l’agence fédérale à respecter ses objectifs de réduction de gaz à effet de serre : plus court est le séjour d’un camion au port, plus petite est son empreinte carbone.

« Notre partenariat avec Element AI ouvre plusieurs possibilités, dit Daniel Olivier. Ce qui est développé pour le camionnage pourra aussi être appliqué un jour aux arrivées des navires ou des trains.

« On se sert de ce projet comme d’une vitrine pour montrer qu’il y a un changement de culture chez nous. Notre stratégie d’affaires, c’est d’être un port intelligent. »

Co-innovation

Il aurait été impossible de développer un tel outil en se fiant aux seules ressources du Port de Montréal, admet l’agence.

« Je suis à la tête d’une petite équipe, dit Daniel Olivier. En toute honnêteté, je vois l’arrivée des technologies émergentes comme un véritable tsunami ; je me dis qu’on ne s’adaptera pas suffisamment rapidement pour le dominer. On a beau compter sur des gens talentueux à l’interne et embaucher, on ne sera jamais capables d’en recruter à un rythme suffisant. »

L’équipe du Port a donc préféré s’associer à des entreprises en démarrage, à qui elle a confié le soin de s’attaquer à une problématique très précise. Elle a toutefois dû adapter ses pratiques d’affaires en cours de route.

« On a participé à un hackathon et choisi une start-up qui s’appelait MLDB », dit M. Olivier.

« Cette start-up a été acquise en cours de mandat par Element AI : les termes du contrat ont changé, il a fallu rouvrir la politique, les règles du jeu ont changé, il y a eu une petite période d’ajustement nécessaire. La courbe d’apprentissage a été assez abrupte.

« On est une agence fédérale, avec une politique et des règles d’approvisionnement qui sont très, très strictes. Travailler avec des start-ups, ça exige une certaine agilité, sans compromettre les meilleures pratiques d’approvisionnement qu’on a développées au cours des années. »

— Daniel Olivier

À la suite de cette première expérience, le Port mise maintenant sur le Centech, un incubateur d’entreprises associé à l’École de technologie supérieure. Il y développe actuellement, en collaboration avec l’entreprise PreVu3D, un plan en réalité augmentée de l’ensemble de ses installations.

« Un incubateur comme le Centech nous offre un environnement où les risques sont moins élevés et où on peut faire des tests dans un contexte logistique réel », dit M. Olivier.

Les services offerts par le Centech, qui se décrit comme le plus important du genre au Canada, sont une solution à la course au talent technologique dans laquelle sont engagées toutes les entreprises, affirme son directeur Richard Chénier.

« Beaucoup d’entreprises pensent qu’elles vont pouvoir mettre sur pied leur propre incubateur, dit-il. Ma réponse à ces gens-là, c’est bonne chance. Il va falloir qu’elles génèrent du volume et attirent des start-ups. Or, le marché de ces dernières, ce n’est pas seulement les ports, mais c’est le manufacturier, l’industrie des services, etc. »

« On dit aux grandes entreprises qui sont ici : amenez-nous vos problèmes, et on va créer des groupes de travail pour trouver des solutions plus rapidement à votre industrie. »

Intelligence artificielle

Deux exemples d’application

David’sTea : dans les petits pots

L’exemple du centre d’assemblage montréalais de David’sTea est étonnant. C’est là, dans de grandes salles à aire ouverte, qu’on prépare à la main les milliers de « kits » de thés et tisanes, par exemple pour Noël ou l’arrivée du printemps, qui seront vendus dans les boutiques. En partenariat avec la firme d’Ottawa Raven Telemetry, on a installé en 2015 des scanneurs de codes à barres pour suivre précisément la production. L’intelligence artificielle est utilisée pour détecter les anomalies et affiche les données sur des tablettes. Un projet tout simple, qui n’a pas nécessité « un gros investissement », précise Roman Butman, responsable de la production. « Avec le temps et les données accumulées, nous voyons beaucoup d’améliorations que nous n’aurions pas soupçonnées. »

APN : chantiers en cours

Après avoir rendu sa vingtaine de robots « collaboratifs » dans son atelier d’usinage de Québec, accumulé des données et instauré une production intelligente, APN s’apprête à « monter jusqu’au Saint-Graal », dit Antoine Proteau, directeur, science des données. Trois projets sont actuellement en chantier pour implanter l’intelligence artificielle basée sur l’apprentissage profond. On cherche notamment à automatiser l’ajustement des machines causé par l’usure, prédire la qualité des pièces usinées et trouver l’agencement idéal pour une meilleure productivité. « C’est très prometteur, on a déjà des résultats, indique M. Proteau. Dans le manufacturier, où il y a tellement de variables, ça devient difficile de faire un beau programme ou de n’utiliser que le raisonnement humain. »

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